Actualité de l’Anarcho-syndicalisme

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Les enfants du roman noir

Notes sur le roman noir français après 1945

dimanche 27 août 2006

Texte de Jean Rollin publié dans La Rue n°11, 1971.

Le terme « roman noir » a été appliqué à plusieurs formes de litté­rature romanesque. Ann Radcliffe, Lewis, Maturin, et, le premier de tous, Horace Walpole.

Le « noir », c’était tout l’attirail lugubre des châteaux, des spectres, des oubliettes et du fantasmagorique. On peut dire que si « Le Château d’Otrante », « Le Moine » ou « Melmoth » représentent des « moments importants de l’histoire de la littérature romanesque, les livres d’Ann Radcliffe en sont la vulgarisation.

Comme toujours, c’est de cette vulgarisation, très répandue, source d’imitations abâtardissant encore un peu plus le genre, qu’est partie la généralisation du terme « noir » appliqué au roman. Peu à peu, les imitateurs de Radcliffe oublient le trop vieil attirail des trappes et des spec­tres pour ne plus s’attacher qu’au mystère, puis à l’énigme, puis enfin au simple problème à résoudre. C’est le roman policier classique.

Si le roman noir moderne est très vite devenu roman policier ou plutôt « détective story » où le problème est remplacé par l’action, brut :clc, sanglante le plus souvent, il existe toute une période de transition, qui va de l’immédiat après-guerre aux alentours de 1954.

Ces romans, qui se qualifient eux-mêmes de « noirs », ont leurs collections, leurs éditeurs, disparus aujourd’hui, on ne sait où. Presque tous utilisent des pseudonymes américains. Tous possèdent un certain nombre d’éléments communs. Dans le même temps, la parodie existe. Ce sont les romans de Boris Vian -Vernon Sullivan, et même ceux de Ray­mond Queneau-Sally Mara.

Enfin, épars chez les éditeurs, quelques textes noirs qui ont supprimés toute anecdote policière pour ne conserver que l’aspect véritablement sombre du genre : « Le Requiem des innocents » de Louis Calaferte, en 1952, « Le Festival », « La Croque au sel », de Maurice Raphaël, en 1950 et 1952. C’est de cette littérature-là, en marge, que sortiront des textes modernes comme « La Gana », de Jean Douassot, ou « tombeau pour 500.000 soldats », de Pierre Guyotat.

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Le coup d’envoi est donné dès 1948 par trois romans français d’où sortiront tous les textes à venir : « La vie est dégueulasse », « Le soleil n’est pas pour nous », « Sueur aux tripes », de Léo Malet. (Tous trois réédités récemment sous le titre « Trilogie noire » par Eric Losfeld.) Dès le départ, tout ce qui fera le roman noir français est là : Après la Libération, tout n’est pas redevenu rose. Les personnages sont des ré­voltés, certains, comme le héros de « La vie est dégueulasse », milite dans les mouvements anarchistes. Tous, de gré ou de force, deviennent illé­galistes. Tous, ils mourront de mort violente. Tous, ils connaîtront, com­me les bouleversants gamins du « Soleil n’est pas pour nous » un amour pur et innocent, au milieu des morts et des bagarres. Contrairement au roman d’aventures criminelles, les protagonistes des romans noirs ne sont presque jamais des policiers ou des détectives. Ils appartiennent à la mi­sère, aux « en-dehors », aux asociaux.

Aujourd’hui, lisant les descriptions des bidonvilles sordides, des quartiers envahis par les rats et les immondices, devant le spectacle des files de chômeurs, de l’injustice criante, ceux qui n’ont pas connu les lendemains de la Seconde Guerre mondiale pourraient être tentés de se de­mander ce qui a bien pu se passer, après la défaite des fascistes, pour que demeure un tel état de choses.

L’intérêt du roman noir réside dans le fait qu’il ne craint pas de recourir à la corde sensible et au mélodrame, mais qu’au contraire il s’y plonge avec une cruauté toute nouvelle et qui dépasse de loin tout ce que pouvait apporter de nouveau le roman noir américain, que l’on décou­vrait à l’époque, et qui avait pour lui des éléments publicitaires aussi im­portants que le cinéma. Si les premiers lecteurs de James Hadley Chase pouvaient frissonner à la lecture de « Pas d’orchidées pour miss Blan­clish », prototype d’un genre qui finalement l’emporta, on se demande comment les mêmes lecteurs impressionnés par les gangsters pouvaient ne pas se jeter par la fenêtre après la lecture débilitante des équivalents français, qui allaient mille fois plus loin.

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Il existait, jusqu’en 1954, une maison d’éditions au 5 de la rue des Moulins, à Paris. Cette maison coiffait la quasi-totalité de la production française de romans noirs, sous les noms des éditions « Le Trotteur », « Le Faucon noir », « Presses mondiales », « Le Condor ». Deux écrivains français donnaient le plus important de la production : André Héléna et Georges Maxwell (ce dernier sous forme de pseudo-traductions de l’américain).

André Héléna a donné ses deux textes les plus importants aux col­lections « Les Nuits noires » et « La Dernière chance » : « Les flics ont toujours raison » est un des premiers romans policiers français à dénon­cer de façon catégorique et violemment engagée tout ce qui peut se pas­ser de répugnant dans les sous-sols des commissariats de police. Du pas­sage à tabac au chantage, tout est dit. (Héléna devait par la suite colla­borer au scénario du film « Interdit de séjour » qui reflète assez bien l’atmosphère de son roman.) « Le Bon Dieu s’en fout », publié en 1948, met en scène tout un monde sordide de bistrots, d’hôtels louches, de quar­tiers misérables, de personnages perdus, qui est l’héritage direct des ro­mans de Léo Malet.

Toute cette misère et toute cette crasse, toutes ces injustices et toute la sauvagerie des « civilisés » décrites dans ces romans devaient aboutir à la révolte. Ce n’est pas pour rien que le héros de « J’aurai la peau de Salvador », d’Héléna, débarquant en Espagne en 1936, s’engage dans les colonnes anarchistes. De même, « Le Cheval d’Espagne », du même au­teur, prend pour thème la lutte clandestine des libertaires espagnols.

Si un certain engagement politique se dégage à la longue de tous ces romans, le plus grand nombre, bien que décrivant des personnages révol­tés, n’y font aucune part. Le roman noir français de cette époque est avant tout pessimiste. Une révolte engagée politiquement mène tout de même à une sorte d’espoir. Cela n’est pas accordé aux amants tragiques du roman noir, qui, tous ou presque, meurent à la fin du livre, souvent d’ailleurs sous la guillotine. Ainsi, finira le jeune héros de « Tu éternueras dans la sciure » de Claude Ferny publié en 1952.

Cet atroce roman représente certainement ce que cette littérature mal connue a produit de plus insoutenable. En effet, pendant toute une longue première partie, il traite, comme « Le soleil n’est pas pour nous », de l’enfance. Des enfants vivant bien entendu dans la saleté la plus re­poussante d’un ménage d’ivrognes et de brutes, dans un quartier de fin du monde, recourant tout naturellement au vol et au meurtre, à l’inceste.

La grande force de Claude Ferny est d’avoir dépeint un monde dont la possibilité d’existence est abjecte, où tout est laideur et violence, et d’avoir placé dans ce monde deux enfants aussi brutaux, aussi violents que les autres, maïs dont éclate la merveilleuse innocence, la boulever­sante histoire d’amour qui est la leur.

On se souvient, à la lecture de ces deux romans de Léo Malet et de Claude Ferny qu’en effet, il n’y a pas si longtemps, il existait encore des « maisons de redressement », comme il existait des « bataillons disci­plinaires » et des « prisons pour enfants. »

Si les adultes d’aujourd’hui tremblent en lisant ces récits de ce que les hommes faisaient de leurs enfants il y a quelques années encore, qu’ils ne se rassurent pas : l’immonde bête répressive de l’enfance et de la jeunesse existe toujours. Aujourd’hui comme hier on enferme des enfants. Au printemps 1971, il y a encore des enfants en prison. On n’en parlera jamais assez, car ce sont ceux-là qui vont faire la révolution demain. Ceux qui fournissaient les déclassés et les perdus du roman noir, demain prendront la parole d’une autre manière.

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Le roman noir français pratiqua à sa façon l’escalade. Face à la concurrence du roman américain, il fallait surenchérir. Georges Max­well, auteur d’une cinquantaine de romans, s’en chargea. Au fur et à mesure des tomes, le délire le plus total s’empara de l’écrivain. A tel point d’ailleurs qu’une interdiction frappa les collections de la rue des Moulins, et que d’un coup tout le roman noir français disparut. Mais chez Maxwell, le délire verbal et l’escalade dans l’horreur laissent place parfois à d’éton­nantes envolées lyriques. Ainsi la fin de son meilleur roman « J’veux mon blé », qui lui aussi traite d’une désespérée et sublime histoire d’amour entre deux enfants de la zone :

« ...Une bribe de chair vivante arrachée à ces Babels vertigineuses et sytématiques, illuminées telles des cathédrales et décomposées comme des sépulcres ; ces bouts du monde où fleurissent à chaque pas les fleurs vénéneuses des désillusions, avant d’engendrer les fruits amers et pourris des renoncements universels... » Ailleurs, un des personnages, après avoir tranché la tête de sa soeur, récite le monologue de lady Macbeth...

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Il est symptomatique que la meilleure production du roman noir de cette époque traite de l’enfance. C’est le cas de Maxwell, de Léo Ma­let, de Claude Ferny. Un peu plus tard, ce sera aussi le cas de Louis Ca laferte, de Jean Douassot, la clé de « La neige était sale », très proche de cette littérature, des « Hauts Murs » d’Auguste Lebreton. C’est une manière d’engagement, c’est une façon plus ou moins consciente de refuser toute la société adulte et répressive. En effet, si la plupart de ces romans n’ont pas de conscience politique, même chez Léo Malet, qui décrit des « anars » mais, certainement en toute innocence, décrit également les Nord-Africains comme un monde pervers et ignoble, il en ressort une sorte de désir de révolte politique donc à l’état pur, et cette révolte-là, instinctive, sans idéologie, sans structure, mais dévasta­trice et forcenée, est celle de l’enfance en butte à la répression.

Cette révolte-là, elle est particulière. Elle ne veut pas changer la société, elle ne sait pas qu’il peut exister une autre société, ou ne veut pas le savoir. Elle crée un autre monde, elle vit en dehors, elle a ses propres règles, ses propres codes. Et, de temps en temps, le monde mo­derne et politisé voit surgir dans les faits divers une étonnante histoire à laquelle il ne comprend rien, et qui vient de cet autre monde.

Un monde où le flic s’appelle souvent « éducateur » ou « conseiller social ». Quelques-uns connaissent ce monde-là. Fernand Deligny est de ceux-ci. Depuis quelques dizaines d’années, il agit, seul, loin des théoriciens de la psychologie infantile, de la psychanalyse ou de la sociologie. Les quelques textes qui viennent de lui sont une brusque éclaircie sur une partie de cette terre qu’on ne connaît que lorsqu’elle aboutit sl la prison pour ceux qui en font partir.

« Je sais bien que, de par le monde, des éducateurs s’ingénient à modeler cet « homme nouveau » que l’Etat leur demande ou leur com­mande... « Je ne voudrais pas qu’on s’y trompe. J’ai bien écrit, en 1944, un petit livre qui parle de ce métier-là. Ce n’est pas le mien. » (1967. Réédité dans « Les Vagabonds efficaces », Maspéro 1970).

Un jour, on lit avec effarement, dans un grand quotidien, qu’une bande de jeunes de banlieue, d’une quinzaine d’années, avec à leur tête une compagne commune de quatorze ans, vient d’être écrouée après avoir tué un passant pour le dévaliser. Et puis on n’en parle plus. Que sont-ils devenus ? Le roman noir français le disait. Il disait les sorties de prison, le travail introuvable pour celui qui voulait rentrer dans la société.

Il disait l’impossibilité de vivre, pour ceux-là, dans toute société po­licée. Il y a aussi ceux qui leur ressemblent, ceux qui ont eu « leur chance » et qui l’ont refusée, qui se sentent « déplacés », même dans leur confort apparent, qui n’acceptent pas la prétendue chance conformiste et alignée qu’on leur offre. C’est la petite fille de « La Rage » de Lorenza Maz­zetti (Julliard 1965) et aussi, pourquoi pas, les enfants de Georges Ba­taille de « L’Histoire de l’oeil », sans doute (dans sa version de 1941) un des plus hauts textes. C’est le jeune délinquant, enfin, de « La Solitude du coureur de fond », ou de « La Chasse à l’enfant », de Prévert.

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De temps en temps, venu d’ailleurs, un livre recoupe le roman noir français de cette époque. Il faut le chercher, car il passe en général sans bruit. Ainsi, isolé dans la Série noire, ce roman assez stupéfiant qu’est « Londres-Express » de Peter Loughran, ou « Une vie très privée » de Michael Frayn (Denoël, Présence du futur).

Aujourd’hui, c’est dans les banlieues ouvrières qu’il faut chercher le roman noir d’hier. C’est là, où ne peuvent régner que la révolte ou l’ennui et l’écrasement, que se trouve la faillite complète du parti communiste. C’est parmi les fils des ouvriers communistes comme des autres que se recrutent les bandes ; c’est aussi dans les banlieues rouges que l’on trouve les bandes noires. Ici aussi, le parti aux mille compromissions et aux mille trahisons a échoué, confondu avec les organisations bourgeoi­ses, ses nouveaux partenaires et alliés. C’est fini. Le mythe communiste ne correspond plus à rien de concret pour les enfants encasernés dans les banlieues. Il ne reste presque plus rien du roman noir français qui tentait de se frayer une voie après la guerre. Seuls, quelques textes, dont nous avons parlé, montrent ce qu’aurait pu être cette forme de roman s’il avait pu s’affirmer. Littérature populaire certes, forme moderne du roman policier peut-être, mais avant tout mode d’expression de quelques forcenés de la littérature qui ont fait vivre un monde bizarre et ignoré, celui d’un quo­tidien de la misère et de l’échec, celui d’une fatalité qui peu à peu s’est canalisée vers une autre révolte, dont on ne peut pas encore mesurer les effets. C’est, comme beaucoup d’autre choses, un témoignage, une trace d’un moment de la Révolte.


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