Actualité de l’Anarcho-syndicalisme

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LES BOLCHEVIKS CONTRE LA CLASSE OUVRIÈRE

MIKE MARTIN

dimanche 5 janvier 2003

L’article de Chris Harman, « Comment la révolution a été vaincue [1] », tente d’expliquer l’essor du stalinisme tout en exonérant les bolcheviks de toute responsabilité dans ce processus. Publié pour la première fois en 1967, cet essai est encore diffusé par le SWP [2]. Il est donc utile de l’examiner pour voir si les affirmations qu’il contient tiennent encore le coup face aux recherches les plus récentes et si elles découlent d’une analyse logique. Précisons tout de suite que ce n’est malheureusement pas le cas.

Il va sans dire que Harman rend la guerre civile et l’isolement de la révolution responsables de la dégénérescence de la révolution. En effet, les circonstances exceptionnelles qu’a rencontrées la révolution expliqueraient, selon lui, pourquoi les bolcheviks se sont écartés des idées socialistes. Cependant, comme Lénine lui-même l’a reconnu en 1917, « la révolution (...) en se développant, suscitera des circonstances exceptionnellement compliquées (...) car elle déclenchera la guerre de classe la plus acharnée et la guerre civile la plus désespérée. Aucune grande révolution dans l’histoire n’a échappé à la guerre civile. Personne de sensé ne peut imaginer qu’une guerre civile puisse se produire sans des circonstances exceptionnellement compliquées [3] ». C’est pourquoi il semble difficile d’accuser la résistance inévitable de la classe dirigeante d’être responsable des problèmes rencontrés par une révolution. Si le bolchevisme n’est pas capable d’affronter l’inévitable, alors mieux vaut s’en passer.

Où est passée la classe ?

Selon Harman, le facteur clé de la dégénérescence serait la « dislocation de la classe ouvrière. Cette dernière fut réduite à 43 % de ses effectifs d’avant-guerre. Les autres ouvriers étaient retournés dans leurs villages, ou avaient péri sur le champ de bataille. En termes purement quantitatifs, la classe qui avait dirigé la révolution, dont les pratiques démocratiques avaient constitué la force vive du pouvoir soviétique, était réduite de moitié. (...) Ce qui restait ne représentait même pas la moitié de cette classe, forcé à une action collective par la nature même de ses conditions d’existence. » C’est pourquoi la « décimation de la classe ouvrière » signifia que « par nécessité les institutions soviétiques s’autonomisèrent de la classe dont elles étaient issues ».

Cette affirmation pose un sérieux problème car la classe ouvrière russe fut parfaitement capable de mener des actions collectives durant toute la guerre civile - contre les bolcheviks. Dans la région de Moscou, s’il est « impossible d’estimer combien d’ouvriers furent impliqués dans les différents mouvements », après l’accalmie qui suivit la défaite du mouvement pour une conférence des travailleurs à la moitié de l’année 1918, « chaque vague de protestation fut plus puissante que la précédente, culminant dans le mouvement de masse de la fin de 1920 ». Par exemple, à la fin de juin 1919, « un comité de défense de Moscou (KOM) fut formé pour gérer la vague montante de troubles... Le KOM concentrait des pouvoirs extraordinaires entre ses mains, outrepassant ceux du Soviet de Moscou, et il exigeait que la population lui obéisse. Les troubles ne disparurent que sous l’effet de la répression ». Au début de 1921, « des unités de l’armée appelées à intervenir contre des ’ouvriers en grève’ refusèrent d’ouvrir le feu et furent remplacées par des détachements communistes armés » qui eux n’hésitèrent pas à tirer. « Le jour suivant, plusieurs usines se mirent en grève » et certains régiments « furent désarmés et consignés dans leurs casernes par mesure de précaution » par le gouvernement qui craignait de possibles fraternisations. Le 23 février, « Moscou fut placé sous la loi martiale tandis que des détachements communistes et des unités fidèles de l’armée montaient la garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre devant les usines [4] ».

Mais ces luttes collectives ne se limitèrent pas à Moscou. « Les grèves furent endémiques pendant les neuf premiers mois de 1920 » et « au cours des six premiers mois de 1920 des grèves se produisirent dans 77 % des grandes usines et des entreprises de taille moyenne ». Dans la province de Petrograd, les statistiques soviétiques montrent que, en 1919, il y eut 52 grèves concernant 65 625 participants et, en 1920, 73 grèves touchant 85 645 ouvriers, ce qui représente un chiffre très élevé, étant donné que cette région comptait en tout 109 100 ouvriers. En février et en mars 1921 « l’agitation ouvrière reprit dans le cadre d’une vague nationale de mécontentement (...). Des grèves générales, ou des conflits très étendus, touchèrent Petrograd, Moscou, Saratov et Ekaterinoslavl ». Seule une région industrielle importante ne fut pas affectée. Face à la grève générale de Petrograd, les bolcheviks répliquèrent par « la répression militaire, des arrestations de masse et d’autres mesures coercitives, telles que la fermeture des entreprises, l’épuration de la main d’œuvre et l’interruption de la distribution des rations qui s’ensuivait pour les ouvriers licenciés [5] ».

Étant donné l’ampleur de cette révolte collective qui affecta tous les centres industriels russes pendant la guerre civile et après, il est difficile de prendre Harman au sérieux lorsqu’il prétend que la classe ouvrière avait « disparu dans tous les sens du terme » [6]. Il est clair que la classe ouvrière était capable de lutter collectivement et de s’organiser - jusqu’à ce qu’elle fût réprimée par les bolcheviks. L’un des facteurs clés de l’essor du stalinisme fut donc un facteur politique - d’ailleurs, lorsque les ouvriers cessèrent de voter en faveur d es bolcheviks durant les élections libres pour les soviets et les syndicats, le Parti supprima les élections. Comme l’explique un historien soviétique, « étant donné l’état d’esprit des ouvriers, la revendication d’élections libres pour les soviets (formulée au début de 1921) signifiait l’application de l’infâme slogan :’Des soviets sans les communistes’ » même s’il existe peu de preuves que les grévistes aient effectivement avancé cet « infâme » slogan [7]. Notons que l’orthodoxie bolchevik à l’époque proclamait, selon Lénine : « la dictature du prolétariat ne peut s’exercer à travers une organisation qui embrasse l’ensemble de la classe (...). Elle ne peut s’exercer que par l’intermédiaire d’une avant-garde [8] ». Et Zinoviev mit les points sur les i : « la dictature du prolétariat est en même temps la dictature du Parti communiste [9] ».

Chris Harman présente un tableau quelque peu contradictoire de la situation de la classe ouvrière à cette période. D’un côté, il affirme que de nombreux ouvriers avaient fui « pour retourner dans leurs villages » ; et en même temps il nous dit que « des paysans provenant des campagnes les plus reculées, sans aspirations ni traditions socialistes, prirent leurs places dans les usines » [10]. Pourquoi diable des paysans seraient-ils venus travailler dans des villes où l’on mourait de faim si, au même moment, les ouvriers fuyaient les villes pour trouver à manger ? Si l’on observe la façon dont se déroulèrent les grèves au début de 1921, on en déduit qu’elles furent menées par des ouvriers établis de longue date ; en effet, « leurs formes et leurs méthodes de lutte (...) s’inspiraient de celles de l’automne 1917, voire d’avant, et furent un facteur important [11] » dans leur organisation.

Il est facile de contrecarrer l’argument de Harman. D’ailleurs, cet argument n’est pas particulièrement original, puisqu’il remonte à Lénine et fut tout d’abord utilisé pour « justifier une répression politique ». En effet, on l’inventa pour répondre à l’essor des protestations de la classe ouvrière et non à leur absence : « Comme il était de plus en plus difficile d’ignorer le mécontentement des travailleurs, Lénine (...) commença à prétendre que la conscience du prolétariat avait baissé (...) que les ouvriers étaient devenus des ’déclassés’ ». Cependant, « il est difficile de prouver que les revendications des ouvriers à la fin de 1920 (...) tranchaient fondamentalement avec leurs aspirations depuis 1917 [12] ». Ainsi, « si la taille et la composition de la classe ouvrière avaient changé (...) le mouvement de protestation de la fin de l’année 1920 montre clairement que le prolétariat n’était pas une force négligeable ; ce prolétariat, de façon embryonnaire, partageait une vision du socialisme qui ne s’identifiait pas entièrement avec le pouvoir bolchevik (...). Les arguments de Lénine sur le déclassement du prolétariat représentaient davantage un moyen commode d’écarter cette vérité désagréable, plutôt qu’une description honnête de la réalité : la classe ouvrière restait, en tout cas à Moscou, une force numérique et idéologique substantielle [13] ».

Ceci explique pourquoi la lutte de la classe ouvrière durant cette période n’est généralement pas mentionnée par le SWP et les organisations léninistes. L’existence d’une telle lutte remet en cause les fondements de toutes leurs justifications de la dictature bolchevik.

Diviser pour régner ?

Harman affirme que « pour rester en vie » « beaucoup eurent recours au troc direct des biens qu’ils produisaient - et même des pièces détachées - contre la nourriture que les paysans proposaient.

Non seulement la classe qui avait mené la révolution était décimée, mais les liens qui unissaient ses membres se désintégraient rapidement ». Cet argument nous semble curieux, pour deux raisons.

Tout d’abord, dès 1918, Lénine affirma : « ceux qui croient que le socialisme peut être établi dans une période de paix et de tranquillité se trompent profondément : partout le socialisme se construira dans une période de troubles, dans une époque de famine [14] ». Encore une fois, si le bolchevisme est incapable de gérer les conséquences inévitables d’une révolution, alors mieux vaut s’en passer [15].

Ensuite, nous devons nous pencher sur l’idéologie des bolcheviks. Par exemple, leur interdiction du commerce contribua à saper les tentatives d’élaborer une réponse collective aux problèmes des échanges entre les villes et les campagnes. Une délégation des ouvriers d’entretien de la voie ferrée Nikolaev à Moscou expliqua, au cours d’un meeting, devant une assistance nombreuse, « que le gouvernement avait rejeté leur demande (d’obtenir la permission d’acheter collectivement de la nourriture) sous prétexte que, s’il autorisait l’achat libre de nourriture, cette mesure détruirait ses efforts pour faire face à la famine en établissant une dictature de la distribution alimentaire [16] ». L’idéologie bolchevik remplaçait l’action collective de la classe ouvrière par une réponse « collective » abstraite initiée par l’État, ce qui aboutissait à transformer les ouvriers en des individus isolés et atomisés [17]. Un autre facteur politique sapait toute action collective de la classe ouvrière. Au début de 1918, Lénine déclara : « nous devons soulever la question du travail aux pièces et l’appliquer en pratique [18] ». Comme (le grand) Tony Cliff, lui-même, l’a noté : « les patrons ont à leur disposition tout un arsenal de méthodes efficaces pour briser l’unité des travailleurs en tant que classe. L’une des plus importantes consiste à encourager la concurrence entre les ouvriers par l’intermédiaire du travail à la pièce ». Cliff note que ces mesures ont été prises par les nazis et les staliniens « dans le même objectif [19] ». Mais, bien sûr, le travail à la pièce a des effets différents lorsque c’est Lénine qui l’impose !

L’introduction de ces mesures s’ajouta au fait que les soviets et les syndicats devinrent une simple chambre d’enregistrement pour le parti bolchevik, mais elle se combina aussi avec l’affaiblissement des comités d’usine, la dissolution des comités de soldats et la suppression de la liberté d’assemblée, de presse et d’organisation pour les ouvriers. Il n’est donc pas étonnant que les masses aient cessé de jouer un rôle dans la révolution !

Des soviets à l’État

Soulignons que ce processus commença bien avant le déclenchement de la guerre civile que Chris Harman rend responsable de tous les problèmes des bolcheviks au pouvoir. Le dirigeant du SWP affirme : « alors que la guerre civile était déjà bien entamée, la dialectique démocratique du parti et de la classe subsistait ». Les bolcheviks détenaient le pouvoir car ils avaient gagné la majorité au sein des soviets. Mais il existait d’autres partis. Les mencheviks continuèrent à opérer légalement et à rivaliser avec les bolcheviks pour obtenir le soutien de la population jusqu’en juin 1918 ».

Étant donné que la guerre civile commença le 25 mai 1918 et que les mencheviks furent expulsés des soviets le 14 juin 1918, il est clair que Harman n’est pas très honnête. En effet, des preuves détaillées remettent en cause ses affirmations. Si l’on consulte le Martov d’Israël Getzler (que Harman cite pour illustrer la popularité des bolcheviks en octobre 1917), nous découvrons que « les journaux et les militants mencheviks dans les syndicats, les soviets et les usines exerçaient une influence considérable sur la classe ouvrière, de plus en plus déçue par le régime bolchevik, au point que dans de nombreux endroits les bolcheviks furent obligés de dissoudre les soviets ou de remettre en cause les élections à l’issue desquelles les mencheviks et les socialistes révolutionnaires avaient remporté la majorité [20] ».

Les bolcheviks exclurent donc les mencheviks des soviets parce que leur popularité baissait avant la guerre civile. Comme le note Israël Getzler, « les bolcheviks poussèrent les mencheviks dans la clandestinité, juste à la veille des élections au cinquième congrès des soviets durant lequel les mencheviks pensaient remporter des gains significatifs » [21] De plus, les recherches récentes remettent en cause l’affirmation de Harman et confirment celle de Getzler.

« L’hégémonie électorale des bolcheviks dans les soviets commença à s’éroder de façon significative » au printemps 1918, « lorsque les socialistes-révolutionnaires et surtout les mencheviks remportèrent de nombreuses élections ».

Dans toutes les capitales provinciales de la Russie européenne où se tinrent des élections et dont on possède les statistiques, les mencheviks gagnèrent les élections ; « l’intervention armée des bolcheviks remit en cause les résultats [22] » et réprima les protestations des ouvriers qui en résultèrent.

A Petrograd, les élections de juin 1918 virent les bolcheviks « perdre la majorité absolue dans le soviet » mais ils restèrent le parti le plus important. Cependant les résultats de cette élection n’avaient guère de sens car « la victoire des bolcheviks était due à la sur-représentation des syndicats, des soviets de quartier, des comités d’usine, des conférences ouvrières de district, ainsi qu’à la surreprésentation des unités de l’Armée rouge et de la marine, dans lesquelles les bolcheviks exerçaient une influence prépondérante [23] ». Un tel « conditionnement » des soviets eut également lieu au cours des élections à Moscou au début de 1920 [24]. Ce n’est pas la guerre civile qui interrompit « la dialectique démocratique entre le Parti et la classe », pour reprendre l’expression de Chris Harman, ce furent les bolcheviks qui jouèrent ce rôle face à l’essor des protestations et des désillusions des ouvriers russes au printemps 1918. En fait, « après quelques semaines de ’triomphe’ (...) les relations des bolcheviks avec les travailleurs » changèrent et « aboutirent rapidement à un conflit ouvert, à la répression et à la consolidation de la dictature bolchevik sur le prolétariat au lieu de la dictature du prolétariat lui-même ». Par exemple, le 20 juin 1918, les ouvriers des usines Oboukhov s’adressèrent publiquement à la Conférence des délégués d’usine et d’entreprise, organisme non reconnu par le pouvoir, et influencé par les mencheviks ; ils désiraient lancer « un appel à une journée de grève de protestation le 25 juin » contre les représailles menées après l’assassinat d’un dirigeant bolchevik. « Les bolcheviks répondirent en ’envahissant’ tout le quartier de Nevsky avec des troupes et en fermant complètement les usines Oboukhov. Toutes les réunions furent interdites. » Face à l’appel à une grève générale pour le 2 juillet, les bolcheviks installèrent des « mitrailleuses (...) aux principaux nœuds ferroviaires à Petrograd et Moscou, ainsi que dans d’autres endroits de ces deux villes. Les contrôles furent renforcés dans les usines et les réunions dispersées par la force [25] ».

Tandis que Harman prétend (paradoxalement, en évoquant Cronstadt) que « malgré toutes ses erreurs, seul le Parti bolchevik soutint, sans réserve aucune, le pouvoir soviétique », la vérité est que les bolcheviks n’ont soutenu le « pouvoir soviétique » que lorsque les soviets étaient d’accord avec eux [26]. Si les travailleurs votaient pour d’autres partis, le « pouvoir soviétique » était rapidement remplacé par le pouvoir du Parti (leur véritable objectif). Harman a raison d’affirmer que « les soviets qui restaient (à la fin de la guerre civile) étaient de plus en plus une simple façade pour le pouvoir bolchevik » mais c’était le cas depuis le début de la guerre civile, cela n’a pas commencé après sa fin ! C’est pourquoi l’assertion selon laquelle « l’État soviétique de 1917 fut remplacé par l’Etat-Parti unique à partir de 1920 » est tout simplement intenable. Les bolcheviks consolidèrent leur position dès le début de 1918 : ils transformèrent l’État soviétique de facto en un Etat-Parti unique en magouillant dans les soviets et en les dissolvant bien avant le début de la guerre civile.

Donc, lorsque Harman prétend que « par la force des choses, les institutions soviétiques s’autonomisèrent de la classe dont elles avaient surgi », la « force des choses » en question n’était pas la guerre civile, mais plutôt la nécessité de maintenir le pouvoir bolchevik que Lénine n’a jamais cessé d’identifier au pouvoir de la classe ouvrière.

Harman soutient que « les ouvriers et les paysans qui participaient aux combats durant la guerre civile ne pouvaient s’autogouverner collectivement à partir des usines qu’ils avaient quittées ». Mais la véritable question serait plutôt : pourquoi diable ces ouvriers et ces paysans ne pouvaient-ils pas « s’autogouverner collectivement » lorsqu’ils se trouvaient dans l’Armée rouge ? La réponse est simple : les bolcheviks avaient éliminé la démocratie des soldats en mars 1918 (encore une fois, avant le début de la guerre civile). Selon Trotsky, « le principe de l’élection (des officiers) est politiquement absurde et techniquement inefficace, et il a été, en pratique, aboli par décret [27] ».

Une armée dirigée par des commandants désignés d’en haut n’est pas un milieu favorable à l’auto-gouvernement collectif : il est donc normal que Harman ne mentionne pas ce fait.

Selon Samuel Farber, « rien ne prouve que Lénine, ni aucun des principaux dirigeants bolcheviks, ait regretté la disparition du contrôle ouvrier ou de la démocratie dans les soviets, ou au moins ait mentionné que ces phénomènes constituaient un recul, comme, par contre, Lénine le déclara en remplaçant le communisme de guerre par la Nep en 1921 [28] ».

La guerre ! A quoi ça sert ?

La tradition léniniste a trouvé une utilité à la guerre ; elle lui sert à justifier la dégénérescence de la politique bolchevik. D’après Harman, « les premières tâches à accomplir en Russie étaient dictées non par les dirigeants bolcheviks, mais par les puissances impérialistes internationales. Celles-ci avaient lancé une ’croisade’ contre la République soviétique. Il fallait mettre en échec les armées blanches et étrangères avant de prendre en considération toute autre question ». Il est facile de réfuter cette affirmation : les décisions fondamentales concernant des « questions » importantes avaient déjà été prises avant que cette « croisade » commence. Non seulement les bolcheviks avaient déjà commencé à manipuler et dissoudre les soviets, mais ils avaient déjà exposé leurs conceptions économiques. En avril 1918, Lénine défendait la direction des usines par un seul homme et « l’obéissance, l’obéissance absolue, dans l’entreprise, aux décisions de l’unique dirigeant du soviet, des dictateurs élus ou désignés par les institutions soviétiques et investis de pouvoirs dictatoriaux [29] ». Les cheminots furent les premiers auxquels on imposa cette politique. Les « tâches à accomplir » furent donc déterminées par les dirigeants bolcheviks. Ceux-ci avaient répondu à de nombreuses « questions » bien avant l’intervention des armées blanches et étrangères (intervention qui, selon Lénine, était de toute façon inévitable).

Cela disqualifie l’argument de Chris Harman selon lequel, après 1921, « les ’patrons rouges’ commençaient à émerger en tant que groupe privilégié bénéficiant de salaires élevés et, grâce à ’la direction des entreprises par un seul homme’, du droit d’embaucher et de licencier à volonté ». Si, comme Harman le prétend, ce phénomène a constitué un facteur clé dans l’essor du stalinisme et du capitalisme l’État, alors il est clair que le rôle de Lénine dans cette involution ne peut être passé sous silence. Après avoir défendu « la direction des entreprises par un seul homme » et le « capitalisme d’État » dès le début de 1918, Lénine continua à défendre fermement ces positions. Au début de 1920, « la direction du Parti communiste put concentrer toutes ses pensées et tous ses efforts pour formuler et appliquer une politique en matière de relations sociales car son attention n’était plus distraite par la guerre civile (...). L’apogée de l’économie du communisme de guerre se produisit après la fin de la guerre civile ». En fait, la direction des entreprises par un seul homme se répandit seulement en 1920 [30].

Les effets de la guerre civile ne peuvent donc expliquer une politique défendue et appliquée avant même que le conflit éclate. En fait, la politique poursuivie avant, durant et après la guerre civile n’a pas changé, et par conséquent on ne peut affirmer qu’elle fut déterminée par une « croisade » hostile à l’égard de l’URSS.

L’Opposition

Comme Harman le raconte, les bolcheviks ont réprimé les différents partis d’opposition (dans le cas des anarchistes, cela se produisit avant le déclenchement de la guerre civile, bien qu’il oublie de le mentionner). En ce qui concerne les mencheviks, Harman affirme : « leur politique consistait à soutenir les bolcheviks face à la contre-révolution, tout en exigeant qu’ils cèdent le pouvoir à l’Assemblée constituante (une des revendications principales de la contre-révolution). En pratique, cela signifiait que le Parti menchevik regroupait partisans et opposants au pouvoir soviétique. Beaucoup de ses membres passèrent du côté des Blancs. Par exemple, les organisations mencheviks de la région de la Volga étaient solidaires du gouvernement contre-révolutionnaire de Samara ; Ivan Maiski, membre du comité central menchevik - qui plus tard devint ambassadeur de Staline -, intégra ce gouvernement. » Harman puise ses informations dans le livre d’Israel Getzler sur Martov (p. 183). Mais il oublie de dire que ces gens avaient été « exclus du parti » menchevik (et que le membre du Comité central s’était rendu à Samara « sans que le parti le sache »). Les mencheviks de la Volga furent « sévèrement réprimandés par Martov et le Comité central menchevik qui interdirent à tout membre et à toute organisation du parti de participer (...) à de telles aventures ». Ces phrases se trouvent sur la même page que celle citée par Harman ! De plus, en octobre 1918, « le parti abandonna, temporairement au moins, sa revendication d’une Assemblée constituante [31] ». Il serait plus difficile à Harman de justifier la répression contre les mencheviks s’il devait citer ces faits. Il n’est donc pas étonnant qu’il déforme les sources à sa disposition.

La position officielle des mencheviks était de former une opposition légale aux bolcheviks car « toute lutte armée contre le pouvoir d’État bolchevik (...) ne peut que bénéficier à la contre-révolution » et tout membre qui ignorait cette position était exclu [32]. Les mencheviks se comportèrent comme un « parti d’opposition légale », ce qui leur fut bénéfique jusqu’en juin 1918, comme nous l’avons expliqué auparavant. Selon Harman, « la réaction des bolcheviks fut de permettre aux membres du parti de s’exprimer librement (du moins, la plupart du temps) mais de les empêcher d’agir comme une force politique efficace ». En clair, même ceux qui s’opposaient légalement aux bolcheviks furent réprimés. Pas étonnant que le pouvoir collectif de la classe ouvrière dans les soviets ait disparu !

Pour justifier tout cela, Chris Harman nous offre un raisonnement particulièrement impressionnant par sa mauvaise foi. « Les bolcheviks n’avaient pas le choix, écrit-il. Ils ne pouvaient abandonner le pouvoir sous prétexte que la classe qu’ils représentaient s’était dissoute en le défendant. Ils ne pouvaient pas non plus tolérer la propagation d’idées qui minaient les bases de ce pouvoir - justement parce que la classe ouvrièren’existaitplusen tant qu’agent organisé collectivement, capable de déterminer ses propres intérêts. » Si la classe ouvrière n’existait plus, ni ne pouvait plus s’exprimer collectivement, alors en quoi la propagande menchevik pouvait-elle être nuisible ? Bien sûr, Harman oublie de mentionner que les bolcheviks rendaient les partis d’opposition responsables des grèves et des autres formes de protestation ouvrières. Il ne mentionne pas non plus que les bolcheviks refusèrent de « renoncer au pouvoir » avant le début de la guerre civile, lorsqu’ils perdirent les élections dans les soviets. Soyons clairs : les idées des partis d’opposition devaient être réprimées parce que les ouvriers étaient capables de déterminer collectivement leurs propres intérêts et d’agir collectivement pour les mettre en pratique. La grève générale de Petrograd qui inspira la révolte de Cronstadt en témoigne.

Cronstadt

Évoquant cette révolte, Harman prétend que « le Cronstadt de 1920 n’était plus le Cronstadt de 1917. La composition de classe de ses marins avait changé. Les meilleurs éléments socialistes étaient partis depuis longtemps se battre au sein de l’armée sur le front. Pour la plupart, ils avaient été remplacés par des paysans dont la fidélité au régime était celle de leur classe ». Cet argument souvent avancé par les léninistes ne tient pas la route. Israel Getzler a démontré que parmi les marins servant dans la flotte de la Baltique le 1er janvier 1921, au moins 75 % d’entre eux avaient été recrutés avant 1918 et que donc « le marin politisé, le vétéran rouge, prédominait encore à Cronstadt à la fin de 1920 ». De plus il a enquêté sur les équipages des deux principaux bateaux de guerre qui furent au centre du soulèvement (et qui étaient connus pour leur zèle révolutionnaire en 1917). Le résultat de ses recherches est éloquent : sur 2 028 marins dont on connaît l’année d’enrôlement, 93,9 % avaient été embauchés dans la marine avant et durant la révolution de 1917. Le groupe le plus important (1 195 marins) était entré dans la marine au cours des années 1914-1916. Seuls 6,8 % des marins avaient été recrutés dans les années 1918-1921 (y compris ceux embauchés en 1921) et seule cette infime minorité n’avait pas pris part à la révolution de 1917 [33].

Chris Harman affirme que le changement « dans la composition de classe » se « refléta dans les mots d’ordre avancés lors du soulèvement : ’Des soviets sans bolcheviks’ et ’un marché agricole libre’ ». Malheureusement pour lui, les insurgés de Cronstadt ne mirent pas en avant ces revendications. Comme le note Paul Avrich, le mot d’ordre « ’Des soviets sans communistes’ n’était pas un slogan de Cronstadt, même si de nombreux auteurs soviétiques, ou non, l’ont prétendu [34] ».

En ce qui concerne l’agriculture, Cronstadt demandait que l’on « garantisse aux paysans la liberté d’agir sur leur propre sol, et le droit de posséder leur bétail, à condition qu’ils s’en occupent eux-mêmes et n’emploient pas de main-d’œuvre ». En d’autres termes, ils ne voulaient pas d’un marché du travail dans l’agriculture ! Et cette revendication venait en onzième position, sur les quinze points présentés, ce qui indique l’importance très relative de cette revendication à leurs yeux. Par contre, la plupart des grèves ouvrières pendant la guerre civile avancèrent la revendication de la liberté du commerce, y compris durant la grève générale de Petrograd qui suscita la solidarité puis la révolte des marins de Cronstadt.

Que demandaient surtout les insurgés de Cronstadt ? Des élections libres aux soviets, la liberté d’assemblée, d’organisation, de parole et de presse pour les travailleurs et la fin de la dictature du Parti.

« En fait, la résolution de Petropavlovsk appelait le gouvernement soviétique à respecter sa propre Constitution ; elle énonçait clairement les droits et la liberté que Lénine lui-même avait défendus en 1917. Dans son esprit, il s’agissait d’un retour à Octobre qui évoquait le vieux mot d’ordre léniniste ’Tout le pouvoir aux soviets ’ [35] ».

Il ne faut donc pas s’étonner que Chris Harman déforme ces revendications.

La révolution allemande

Harman cite une phrase que Lénine écrivit le 7 mars 1918 : « C’est une vérité absolue que sans la révolution allemande nous sommes perdus. » L’idée que l’isolement de la révolution explique la plupart des problèmes de la Russie est un lieu commun chez les léninistes. Cependant si l’on y réfléchit un instant, l’argument qu’une révolution allemande aurait pu sauver la Russie ne tient pas debout.

Puisque, selon Chris Harman, le « pouvoir direct des ouvriers n’existait plus depuis 1918 », il nous faut comparer l’Allemagne durant la période 1918-1919 avec la Russie en 1917-1918. L’Allemagne se trouvait dans une position aussi catastrophique que celle de la Russie. L’année où éclata la révolution russe, la production avait diminué de 23 % (entre 1913 et 1917) et de 43 % (entre 1913 et 1918). Une fois que la révolution démarra, la production baissa encore davantage.

En Russie, elle tomba en 1918 à 65 % du niveau atteint avant la Première Guerre mondiale ; en Allemagne, en 1919, elle parvint à 62 % du niveau atteint en 1914. Ainsi, en 1919, « la production industrielle atteignit son niveau le plus bas et il fallut attendre la fin des années 1920 pour que la production (alimentaire) retrouve son niveau de 1912 (...). En 1921, la production de céréales était encore (...) de 30 % inférieure à celle de 1912 ».

Bien sûr, en Allemagne, la révolution n’alla pas aussi loin qu’en Russie, et la production augmenta un peu en 1920 et ensuite. Fait significatif, en 1923 la production diminua de 34% (passant de 70 % du niveau d’avant-guerre à 45 % de ce même niveau).

Cet effondrement économique n’empêcha pas les communistes d’essayer de provoquer une révolution en Allemagne cette année-là. Aussi il est étrange de prétendre qu’une catastrophe économique sous un régime capitaliste provoque une situation révolutionnaire, tandis qu’un effondrement similaire sous les bolcheviks met en danger la révolution [36].

Si la combinaison d’une guerre civile et d’un effondrement économique a causé la dégénérescence de la révolution russe, alors comment une Allemagne placée dans la même situation aurait-elle pu aider la Russie ?

La Russie et l’Allemagne illustrent parfaitement la thèse de Kropotkine : une révolution signifie « la fermeture inévitable d’au moins la moitié des usines et des ateliers », la désorganisation complète du capitalisme ; dans de telles circonstances « ce sont le commerce et l’industrie qui souffriront le plus d’un soulèvement général [37] ».

C’est pourquoi il est si étrange que Harman accuse les conséquences inévitables de toute révolution d’avoir causé l’échec de la révolution russe.

Harman souligne que l’idée d’étendre la révolution à l’étranger était « l’orthodoxie bolchevik en 1923 », mais il omet d’évoquer une autre position bolchevik orthodoxe à l’époque : la dictature du Parti.

Le bolchevisme et la dictature du Parti

Selon Harman, « en 1923, lorsque l’Opposition de gauche se forma, il était encore possible d’exposer ses idées dans les colonnes de la Pravda, bien qu’on y trouvât dix articles défendant la direction, contre un qui la critiquait ». « Il ne fait aucun doute, poursuit-il, que les idées de l’Opposition de gauche en faisaient la fraction du Parti la plus proche de la tradition socialiste révolutionnaire du bolchevisme. (...) Elle défendit la centralité de la démocratie ouvrière pour le socialisme. » L’un des trois « éléments centraux » de la politique de l’Opposition de gauche était que le « développement industriel devait être accompagné par un élargissement de la démocratie ouvrière afin de mettre un terme aux tendances bureaucratiques au sein du Parti et de l’État ».

Un seul problème : cette description est totalement inexacte. Chris Harman oublie de mentionner qu’en 1923 Trotsky, le dirigeant de l’Opposition de gauche, expliqua : « Parmi toutes les questions, s’il en est une qu’il est inutile de réévaluer, et même impensable de songer à réévaluer, c’est bien la question de la dictature du Parti, et de sa direction dans toutes les sphères de notre activité ». « Notre parti est le parti dirigeant (...). Si l’on autorise le moindre changement dans ce domaine, si on laissait entendre qu’il faut diminuer partiellement (...) le rôle dirigeant de notre parti, cela signifierait la remise en cause de tous les acquis de la révolution ainsi que de son avenir [38] ».

Trotsky ne fait que formuler la position bolchevik dominante, en écho à une déclaration du Comité central (dont Lénine et lui étaient membres) en mars 1923, pour marquer le vingt-cinquième anniversaire de la fondation du POSDR. Cette déclaration résume les leçons de la révolution : « le parti des bolcheviks s’est montré capable de résister courageusement aux vacillations à l’intérieur de sa propre classe, vacillations qui, accompagnées de la plus petite faiblesse de l’avant-garde, auraient pu aboutir à une défaite sans précédent pour le prolétariat ». Ces « hésitations » bien sûr se sont exprimées dans la démocratie des travailleurs. Il n’est pas étonnant donc que la déclaration rejette cette démocratie : « La dictature du prolétariat trouve son expression dans la dictature du parti [39]. »

Inutile de dire que Chris Harman ne mentionne pas cette orthodoxie bolchevik particulière (qui remonte au moins à 1919). Il oublie de signaler aussi que la Plate-forme de l’Opposition rédigée en 1927 (et qui résultait de la fusion entre l’Opposition de gauche et l’Opposition de Zinoviev) partageait cette perspective et attaquait Staline parce qu’il affaiblissait la dictature du Parti. « Le remplacement croissant du Parti par son propre appareil est promu par une « théorie » de Staline qui nie le principe léniniste, inviolable pour tout bolchevik, selon lequel la dictature du prolétariat est, et ne peut être, réalisée qu’à travers la dictature du Parti. »

Comme Harman ne se soucie pas de mentionner ce principe particulier, il nous est impossible de découvrir comment la dictature du parti et la démocratie ouvrière peuvent coexister harmonieusement [40].

Étant donné cette position orthodoxe des bolcheviks, il semble incroyable que Harman puisse déclarer : « Les politiques qu’ils mettaient en œuvre avaient été façonnées par des membres du Parti encore très influencés par les traditions du socialisme révolutionnaire. Si, en Russie, les circonstances objectives avaient fait disparaître la démocratie ouvrière, au moins existait-il la possibilité pour ceux qui étaient influencés par les traditions du Parti, de la faire revivre, pour autant que la production industrielle interne soit relancée et que la révolution s’étende à d’autres pays. »

Après tout, la dictature du Parti était l’orthodoxie bolchevik dominante. Les bolcheviks, comme le Groupe Ouvrier de Miasnikov, qui étaient partisans d’une démocratie ouvrière authentique, avaient été exclus et réprimés [41].

Ida Mett explique clairement ce qui était en jeu :
« Si une révolution avait éclaté dans un autre pays n’aurait-elle pas été influencée par l’esprit de la révolution russe ? Lorsque l’on considère l’énorme autorité morale de la révolution russe dans le monde, on peut se demander si les déviations de cette révolution n’auraient pas fini par marquer les autres pays. Nombre de faits historiques nous permettent de porter un tel jugement. On peut (...) se demander si les déformations bureaucratiques du régime bolchevik n’auraient pas été renforcées par les vents provenant des révolutions dans d’autres pays ».

Une « nouvelle » classe ?

L’article de Chris Harman tente de montrer les différences entre le léninisme et le stalinisme. Selon lui, le stalinisme a été l’expression d’un nouveau système de classe fondé sur le capitalisme d’État. Cependant, il n’arrive pas à étayer solidement sa démonstration. Comme Harman le reconnaît lui-même, la structure de classe du « capitalisme d’État » existait déjà sous Lénine. En 1921, « le pouvoir au sein du Parti et de l’État résidait objectivement entre les mains d’un petit groupe de fonctionnaires ». « Ces fonctionnaires, poursuit-il, ne constituaient absolument pas une classe dirigeante soudée » et ils « étaient loin d’être conscients de partager un objectif commun ». Cependant ces groupes étaient assez « soudés » pour résister à la révolte de la classe ouvrière et de la paysannerie afin de défendre leur domination. Durant les années 20, nous dit Harman, la situation changea : « la bureaucratie se transforma d’une classe en soi en une classe pour soi ». Par conséquent, Harman admet que la structure de classe ne changea pas pendant cette période.

Nous nous trouvons devant un paradoxe. Alors que (« objectivement », pour reprendre son expression) le régime de Lénine était capitaliste d’État, Harman prétend qu’il ne l’était pas. Pourquoi ?

Parce que « la politique que (la bureaucratie) appliquait était élaborée par des éléments dans le parti qui étaient encore fortement influencés par les traditions du socialisme révolutionnaire ». En d’autres termes, le régime de Lénine n’était pas capitaliste d’État, parce que... Lénine était un « révolutionnaire socialiste » et parce qu’il était le dirigeant de ce régime !

Cela signifierait-il qu’un régime deviendrait moins capitaliste d’État lorsqu’un gouvernement travailliste en prend la tête ? Les bonnes intentions de ceux qui exercent le pouvoir permettent-elles de caractériser la nature d’un régime ? Évitant toute discussion sur la transformation des relations sociales et de la structure des classes en Russie, Harman nous offre un bien mauvais exemple d’idéalisme philosophique : selon lui, ce seraient les idées des dirigeants qui déterminent la nature d’un régime !

« On a souvent affirmé, écrit Chris Harman, que l’émergence du stalinisme en URSS ne peut être défini comme une ’contre-révolution’ parce que ce fut un processus graduel (par exemple, Trotsky pensait qu’un tel point de vue consistait à ’dérouler le film du réformisme à l’envers’). Il s’agit là d’une application erronée de la méthode marxiste. Le passage d’une forme de société à une autre n’a pas en toutes circonstances été le résultat d’un changement brutal. » Si « c’est le cas pour la transition d’un État capitaliste à un État ouvrier », ce n’est pas vrai pour la transition du féodalisme au capitalisme. Dans la transition au capitalisme, il existe « toute une série d’intensités différentes et à différents niveaux, tandis que la classe économique décisive (la bourgeoisie) force des concessions politiques en sa faveur ».

Harman prétend que « la contre-révolution en Russie s’est déroulée selon le second schéma plutôt que selon le premier ». Bien sûr, la bourgeoisie luttait contre une classe dominante existante et sa position de classe était déjà bien définie. Par conséquent, l’analogie de Chris Harman démolit son argument puisque la bureaucratie s’est aussi construite sur sa position de classe existante.

Harman le reconnaît d’ailleurs : « La bureaucratie n’eut pas à arracher le pouvoir des mains des travailleurs d’un seul coup. La décimation de la classe ouvrière lui donna le pouvoir à tous les échelons de la société soviétique. Ses membres contrôlaient l’industrie, la police et l’armée. » La bureaucratie était donc déjà la classe dominante. Ses membres « n’eurent même pas à arracher le contrôle de l’appareil d’État pour le mettre au service de leur pouvoir économique. » La « nouvelle » classe dirigeante « n’eut qu’à adapter à ses propres intérêts une structure politique et industrielle qu’elle contrôlait déjà ». Elle réussit cette manœuvre en changeant « le mode de fonctionnement du Parti » pour « l’adapter aux exigences de la bureaucratie centrale ».

Ce processus ne put être mené à bout qu’en « entrant en confrontation directement avec les éléments du Parti qui (...) adhéraient encore à la tradition socialiste révolutionnaire ». Autrement dit, la bureaucratie était déjà (objectivement) la classe dirigeante !

L’année 1928 ne marque aucun changement dans la structure de classe de la société russe ni, évidemment, dans la nature du régime. Si la Russie était capitaliste d’État à cette époque, elle l’était donc aussi sous Lénine et Trostky.

L’ « analyse » de Harman concernant l’essor du stalinisme se concentre sur les discours des dirigeants et non sur la structure des classes de la société russe (dont il admet qu’elle n’a pas été modifiée). En 1928, rien ne changea à part quelques modifications dans le personnel dirigeant. D’ailleurs, Harman lui-même le reconnaît : « Staline disposait (...) d’une base sociale qui lui était propre. Il pouvait continuer à régner sans que le prolétariat ni la paysannerie n’exercent le pouvoir. » Mais ce constat s’appliquait aussi au régime bolchevik sous Lénine (comme Harman le dit lui-même : « le pouvoir direct des travailleurs n’existait plus depuis 1918 »). Donc sa tentative de justifier l’argument du SWP selon lequel le stalinisme représente un nouveau système de classe, échoue lamentablement.

Harman finit par dire : « Il est indubitable qu’en 1928 une nouvelle classe s’était emparée du pouvoir en URSS. Pour ce faire, elle n’avait pas été contrainte à une confrontation militaire directe avec les travailleurs, car le pouvoir direct des travailleurs n’existait plus depuis 1918. » Par conséquent, « le pouvoir direct des travailleurs » avait été brisé par les bolcheviks bien avant 1928. Au début de 1921, « une confrontation militaire directe avec les travailleurs » s’était bien produite pour maintenir les bolcheviks au pouvoir, bolcheviks qui avaient élevé le « principe » de la dictature du Parti en un truisme idéologique en 1919. Mais cela, vous ne l’apprendrez pas en lisant l’article de Harman. Lorsqu’il écrit que la seule classe capable « d’exercer d’authentiques pressions socialistes, la classe ouvrière, était la plus faible, la plus désorganisée et la moins à même d’exercer de telles pressions », nous ne sommes pas surpris que les bolcheviks aient dû réprimer cette classe pour rester au pouvoir !!!

Examinant la tactique employée par l’Opposition de gauche, Harman affirme : « les opposants en vue étaient souvent affectés à des postes subalternes dans des régions reculées » et en 1928 « Staline commença à imiter directement les tsars en déportant les révolutionnaires vers la Sibérie. A plus long terme, même ces mesures ne lui apparurent pas suffisantes.

Il réussit à accomplir ce dont même les Romanoff n’avaient pas été capables : assassiner systématiquement tous ceux qui avaient constitué le parti révolutionnaire de 1917. » Un seul problème : cela s’était également produit sous Lénine. « Des prisonniers anarchistes (...) furent envoyés dans des camps de concentration près d’Arkhangelsk dans les terres glaciales du Nord » après Cronstadt [42].

Les mencheviks furent aussi bannis dans des localités éloignées, y compris la Sibérie [43]. Pendant la guerre civile, « au cours du neuvième congrès du parti bolchevik (en avril 1920) Yurenev (...) évoqua les méthodes utilisées par le Comité central pour faire taire les critiques, y compris l’exil des opposants : ’L’un est envoyé à Christiana, l’autre dans l’Oural, un troisième en Sibérie’ [44] ».

La Tcheka, sous Lénine, assassinait régulièrement des anarchistes ainsi que d’autres membres de l’opposition socialiste. Harman semble seulement se plaindre que Staline ait appliqué à l’intérieur du Parti une politique employée à l’extérieur du Parti par Lénine.

Une nouvelle classe avait pris le pouvoir bien avant 1928, classe composée des dirigeants du Parti et des bureaucrates qui réprimèrent les ouvriers pour maintenir leur propre pouvoir et leurs privilèges. Ce qu’il faut donc se demander, ce n’est pas pourquoi le stalinisme a pu naître dans de telles circonstances, mais comment Trotsky pouvait encore défendre la dictature du Parti en 1937, et comment le SWP le considère comme un des grands défenseurs du « socialisme par en bas » !

Conclusion

Globalement cet article de Chris Harman sur la dégénérescence de la révolution russe laisse beaucoup à désirer. L’auteur manipule ses sources, oublie de mentionner que l’Opposition de gauche, prétendue « démocratique » soutint le principe bolchevik de la dictature du Parti et que Lénine fit l’apologie de la « direction par un seul » dès le début 1918. Sa description de Cronstadt et de la mort de la démocratie soviétique ne résiste pas aux résultats des recherches les plus récentes (ce qui n’est pas le cas des analyses des anarchistes). Sa tentative d’évacuer la responsabilité des bolcheviks dans l’essor du stalinisme échoue misérablement. Leur politique a joué un rôle décisif dans la dégénérescence de la révolution. Plutôt que de considérer que la « démocratie ouvrière était centrale pour le socialisme », le bolchevisme (y compris ses fractions antistaliniennes) a élevé la supériorité de la dictature du Parti sur la démocratie des travailleurs au niveau d’un truisme idéologique et l’a bien sûr mis en pratique.

Une partie du problème réside dans le fait que Harman considère que « l’essence de la démocratie socialiste » serait « l’interaction démocratique entre les dirigeants et les dirigés ». En d’autres termes, le socialisme reposerait sur une division entre ceux qui donnent des ordres et ceux qui les reçoivent. Plutôt que de penser le socialisme comme un système fondé sur l’autogestion, la tradition bolchevik trace un signe d’égalité entre la domination du Parti et la domination de la classe ouvrière. Si l’on ajoute à cela le fait que les léninistes considèrent que la conscience de classe s’évalue à l’aune du soutien des ouvriers pour le Parti, il ne reste plus qu’un tout petit pas à franchir pour arriver au concept bolchevik orthodoxe de la dictature du Parti. Après tout, si les ouvriers rejettent le Parti, c’est donc clairement que leur conscience a diminué ; par conséquent, il faut que le Parti exerce sa dictature sur ce prolétariat « déclassé ». Et c’est évidemment ce que les bolcheviks ont fait et théorisé. Pour les anarchistes, les leçons de la révolution russe sont très claires. Le pouvoir de la classe ouvrière ne peut être identifié ni assimilé au pouvoir du Parti - comme les bolcheviks l’ont sans cesse répété. La « prise du pouvoir » signifie que la majorité de la classe ouvrière prend enfin conscience qu’elle est capable de gérer à la fois la production et la société et qu’elle s’organise à cette fin. Comme le montre la Russie, toute tentative de remplacer l’autogestion par la domination du Parti crée « objectivement » la structure de classe du capitalisme d’État.

La révolution ne pourra triompher que lorsque les travailleurs dirigeront eux-mêmes la société. Pour les libertaires, cela signifie que « l’émancipation effective ne peut s’accomplir que par l’action directe, étendue et indépendante (...) des ouvriers eux-mêmes, regroupés (...) dans leurs propres organisations de classe (...) sur la base d’une action concrète et de l’autogouvernement, aidés mais non gouvernés par des révolutionnaires travaillant parmi eux et non par des gens situés au-dessus d’eux, par des professionnels, des techniciens, des militaires et d’autres individus [45] ». En créant un (prétendu) État ouvrier et en substituant le pouvoir du Parti au pouvoir des travailleurs, la révolution russe a effectué son premier pas fatal vers le stalinisme.

(On peut trouver cet article en anglais, sous le titre « Reply to How the Revolution was lost » ainsi que d’autres textes très intéressants, sur le site du Workers Solidarity Movement, organisation libertaire irlandaise, ou sur le site flag.blackened.net . Le titre du texte a été choisi par nos soins. N.D.L.R. La traduction française est extraite du N°1 de Ni patrie ni frontières. Au cas où cette revue vous intéresse, vous pouvez écrire à Yves Coleman (sans autre mention) 10, rue Jean-Dolent 75014 Paris. Ou yvescoleman@wanadoo.fr)


[1] Le texte de Mike Martin (pseudonyme que nous avons inventé faute de connaître le véritable nom de l’auteur) se trouve, en compagnie de toute une série d’autres textes intéressants, sur le site du groupe libertaire irlandais le Workers Solidarity Movement.

[2] Socialist Worker Party le principal groupe trotskyste anglais, un peu l’équivalent de la LCR en France

[3] Lénine, Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? p. 80 et 81, éd. anglaise

[4] Richard Sakwa, Soviet Communists in Power, p. 94, 94-95 et 245.

[5] J. Aves, Workers Against Lenin, p. 69, 109 et 120.

[6] En 1967, on savait déjà parfaitement que la classe ouvrière russe était capable de mener des actions collectives. Il suffit de citer Ida Mett, La Révolte de Cronstadt, p. 81 (éd. anglaise) : « Et si le prolétariat était aussi épuisé, comment se fait-il qu’il était encore capable de mener des grèves pratiquement générales dans les plus grandes villes et les centres les plus industrialisés ? » Seules des raisons idéologiques expliquent les affirmations de Harman.

[7] Cité par Aves, ibid., p. 123.

[8] Lénine souligna que cette formule s’appliquait « à tous les pays capitalistes » dans la mesure où « le prolétariat est encore tellement divisé, dégradé, et partiellement corrompu », O.C., vol. 32, p. 21 (éd. anglaise).

[9] Débats et documents du Deuxième Congrès, 1920, vol. 1, p. 152, éd. anglaise.

[10] Il est amusant de signaler que les mencheviks expliquaient l’essor de la popularité des bolcheviks, avant la guerre et en 1917, précisément par le fait que ces derniers avaient séduit le « nouveau prolétariat », ceux qui étaient arrivés récemment dans les villes et étaient encore attachés à leurs origines villageoises.

[11] J. Aves, ibid., p. 126.

[12] J. Aves, ibid., p. 18, 90 et 91.

[13] R. Sakwa, ibid., p. 261.

[14] Lénine, O.C., vol. 27, p. 517, éd. anglaise.

[15] Signalons que la révolution russe a confirmé l’analyse de Kropotkine (cf. La Conquête du pain et L’Entraide : un facteur de l’évolution). Pour lui, toute révolution provoque un effondrement économique. Des dirigeants bolcheviks comme Lénine, Trotsky et Boukharine ont découvert cette vérité des dizaines d’années plus tard et, contrairement à leurs épigones, ils ont considéré qu’il s’agissait d’une « loi » des révolutions.

[16] David Mandel, The Petrograd Workers and the Soviet Seizure of Power, p. 392.

[17] L’action des bolcheviks illustre parfaitement l’argument de Malatesta : « si (...) lorsque que l’on parle d’action sociale, on pense à l’action du gouvernement, alors celle-ci est encore la résultante de forces individuelles, mais seulement de ceux qui constituent le gouvernement (...). Il en découle (...) que loin d’aboutir à un accroissement des forces productrices, organisatrices et protectrices au sein de la société, cela les réduirait considérablement. Cela limiterait l’initiative à quelques personnes, et leur donnerait le droit de faire tout ce qu’ils veulent sans qu’ils aient, évidemment, le don d’être omniscients » (Anarchy, pp. 36-37). Rien d’étonnant donc que la politique bolchevik ait contribué à atomiser la classe ouvrière en remplaçant l’organisation et l’action collectives par la bureaucratie d’État.

[18] Les tâcheq immédiates du gouvernement soviétique, O.C., p. 23, éd. anglaise.

[19] Le capitalisme d’État en Russie, O.C., p. 18-19, éd. anglaise.

[20] Israel Getzler, Martov, p. 179.

[21] Les bolcheviks « inventaient des explications à dormir debout pour justifier les expulsions » mais « les accusations selon lesquelles les mencheviks avaient été mêlés à des activités contre-révolutionnaires sur le Don, dans l’Oural, en Sibérie, avec les Tchèques, ou qu’ils avaient rejoint les pires des Cent-Noirs n’avaient bien sûr aucun fondement », Israel Getzler, Martov, p. 181.

[22] Samuel Farber, Before Stalinism, p. 22-24.

[23] Alexander Rabinowitch, « The Evolution of Local Soviets in Petrograd », p. 20-37, Slavic Review, vol. 36, N° 1, p. 36.

[24] R. Sakwa, ibid., p. 177.

[25] William Rosenberg, « Russian labour and Bolshevik Power », p. 98-131, The Workers’ revolution in Russia, 1917, Daniel H. Kaiser (éd.), p. 117, p. 126-127 et p. 127.

[26] Comme l’a reconnu Martov, qui affirmait que les bolcheviks n’aimaient les soviets que lorsqu’ils étaient « entre les mains du Parti bolchevik », I. Getzler, op. cit., p. 174.

[27] Cité par Maurice Brinton, The Bolsheviks and Workers’ Control, p. 37-38.

[28] S. Farber, op. cit., p. 44.

[29] Six thèses sur les tâches immédiates du gouvernement soviétique, p. 44.

[30] J. Aves, op. cit., p. 17 et 30.

[31] I. Getzler, ibid., p. 185.

[32] Cité par I. Getzler, ibid., p. 183.

[33] I. Getzler, Kronstadt 1917-1921, p. 207-208.

[34] Paul Avrich, La Tragédie de Cronstadt, trad. par H. Denès, Seuil, 1975, p. 181 (éd. anglaise).

[35] Ibid., p. 75-76.

[36] Tony Cliff, Lenin, vol.3. ; V.R. Berghahn, Modern Germany.

[37] Kropotkine, La Conquête du pain], Stock, 1892, p. 70 (éd. anglaise).

[38] Léon Trotsky speaks, p. 158 et 160.

[39] « Aux travailleurs de l’URSS » dans G. Zinoviev, Histoire du Parti communiste russe, p. 213 et 214 (éd. anglaise). Soulignons que Trotsky se livra à des commentaires identiques en 1921, au cours du dixième congrès du parti (cf. Brinton, ibid., p. 78).

[40] Étant donné que Trotsky parlait encore de la « nécessité objective » de la « dictature révolutionnaire d’un parti prolétarien » en 1937, le commentaire de Harman suivant lequel l’Opposition de gauche « adhérait à la tradition bolchevik » prend un nouveau sens ! L’affirmation de Trostky selon laquelle « le parti révolutionnaire (l’avant-garde) qui renonce à sa propre dictature livre les masses à la contre-révolution » montre les convergences entre l’idéologie bolchevik et le stalinisme (Writings 1936-1937, p. 513-514).

[41] Ida Mett, La Révolte de Cronstadt, p. 82, éd. anglaise.

[42] Paul Avrich, Les Anarchistes russes, trad. par B. Mocquot, Maspero, 1979 ; p. 234, éd. anglaise.

[43] E.H. Carr, La Révolution bolchevique, trad. par A. Broué, Minuit, 1969, vol. 1, p. 184 (éd. anglaise).

[44] Tony Cliff, Party and Class, p. 66.

[45] La révolution inconnue, Verticales, 1997, p. 197 (éd. anglaise).


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