Actualité de l’Anarcho-syndicalisme

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Nouvel assaut sur Cronstadt

dimanche 14 mai 2006

La sortie, chez Fayard (oct. 2005) d’un épais ouvrage ("Cronstadt", Jean-Jacques Marie, environ 480 pages) sur l’histoire de cette forteresse et de sa révolte contre le pouvoir bolchevik (1921) peut sembler une bonne nouvelle. En effet, à part une petite brochure constituée d’extraits divers [1], (et d’un livre d’Ida Mett, voir note [5]), et un petit texte d’Anton Ciliga (voir plus bas), il n’existe à notre connaissance aucun autre ouvrage disponible, en français, sur ce sujet [2].

L’ouvrage est du genre plutôt détaillé. Cependant, il n’apporte aucun fait nouveau par rapport à ceux connus jusqu’à présent, bien que l’auteur ait bénéficié de l’accès à une documentation inédite de première main : les archives soviétiques (essentiellement des rapports de la Tcheka, l’ancêtre du KGB, la sanguinaire police politique). De plus, l’utilisation de ces archives manque de discernement, ou, pour le moins, de commentaires (un peu comme si on essayait d’écrire un livre sur Mai 68 en se basant, sans aucune critique, sur les rapports des Renseignements généraux) Ainsi en est-il des pages où se succèdent les rapports policiers faisant état d’un supposé antisémitisme des insurgés. Les citations sont le plus souvent livrées à l’état brut. Le lecteur ne saura pas quel crédit leur apporter, ni dans quelle mesure elles sont représentatives. L’élaboration d’un "appareil critique" est pourtant le minimum que l’on puisse attendre du travail d’un historien face à de telles archives. L’auteur lui-même renforce cette sensation. Page 125 il explique, sans aucune justification, que des ouvriers empêchent Zinoviev de faire un discours, parce qu’il est...juif (comment l’auteur peut-il savoir qui, du "juif" ou du président du soviet de Petrograd, a été sifflé ? Mystère).

LE PRÉCÉDENT MAKHNOVISTE

Or, et ceci explique peut-être cela, il se trouve que l’auteur a antérieurement publié un autre livre sur la même période : "La guerre civile russe, 1917-1922" (mars 2005, éditions Autrement). Pour l’essentiel, ce dernier n’est constitué que d’un collage de témoignages des uns ou des autres (grossièrement parlant, des "rouges" et des "blancs") sur les aspects les plus sordides de la guerre civile -ce qui n’est pas très utile, mais pourquoi pas ! Il y est, entre autre, question de Makhno. Par exemple, à la page 102 de "La guerre civile", un communiste nous déclare que "Les makhnovistes, n’ayant ni mécanicien ni pilote, incendient les appareils. Puis commence une bacchanale de pillage : les soldats makhnovistes dévastent les magasins, les entrepôts, les riches appartements. Un groupe dans sa fureur met le feu à plusieurs bâtiments. Le Grand Bazar est entièrement pillé. Le comité révolutionnaire bolchevique essaie de convaincre les makhnovistes de procéder à une réquisition ordonnée des biens et des vivres, un makhnoviste lui répond : ’Nous sommes partisans du slogan : "De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins’". Le lien entre les exactions supposées et l’affirmation idéologique ne saute pas aux yeux. Tout au contraire. Mais l’auteur se garde bien de relever la contradiction patente dans le témoignage qu’il cite. Il utilise les "témoignages" des blancs de la même manière. Page 149, il cite l’un d’entre eux déclarant que Makhno "pillait, brûlait et tuait". Sans commentaire. On croirait lire Marie-Antoinette à propos de la Révolution française. L’auteur lui-même affirme, page 151, que "Makhno n’aime ni la ville, juste bonne à ses yeux à être pillée, ni les citadins, et encore moins les bourgeois qu’il rançonne". Aucune référence ne vient chapeauter cette affirmation sur le goût immodéré de Makhno pour la campagne. Ces citations étant livrées tel quel le lecteur est indirectement prié de les prendre pour argent comptant. Même si c’est de la fausse monnaie. La littérature anti-makhnoviste est une vieille tradition, qu’elle soit rouge, blanche, ou le fait de littérateurs peu scrupuleux, comme Joseph Kessel. Mais qu’un historien, en 2005, continue de charrier ces légendes d’antisémitisme et de banditisme, alors que toutes les clarifications à ce sujet sont depuis longtemps très largement accessibles [3], voila qui laisse un goût amer à cette lecture. Mais, faut-il s’en étonner ? Présenté comme un "spécialiste de l’Union soviétique et du communisme", l’auteur, si l’on en croit sa bibliographie, est surtout un chantre du trotskisme. [4]

RETOUR À CRONSTADT

Le livre sur Cronstadt, plus consistant, perd cet aspect "Nouveau Détective". Si l’auteur reste dans l’ensemble assez factuel, la mise en perspective avec son ouvrage précédent permet de prendre la mesure de plusieurs remarques disséminées çà et là. Par exemple page 224 de "Cronstadt", quand les insurgés dénoncent la vénalité des commissaires du peuple, il ne peut s’agir pour l’auteur que de propagande monarchiste et qui plus est, antisémite. Comme si les commissaires du peuple avaient été des modèles d’honnêteté ! Ou encore page 256, on apprend incidemment qu’il y a une forte proportion de rescapés makhnovistes parmi les marins de Cronstadt. Il n’en sera quasiment plus question dans la suite. Mais les marins sont constamment présentés comme des éléments "dépolitisés" rêvant d’accéder à la petite propriété. Encore un exemple : page 295 l’auteur affirme que "C’est donc bien le principe même de la propriété d’Etat que les dirigeants de l’insurrection rejettent". Que les insurgés puissent simplement rejeter l’Etat, qu’il soit tsariste, démocratique ou bolchevik, voilà qui ne semble pas l’effleurer. Au total, la révolte de Cronstadt est présentée, au mieux, comme une révolte de paysans petits-bourgeois rêvant d’accéder à la propriété (lire : désireux que leur famille puisse cultiver un lopin de terre pour pouvoir se nourrir. Evidement, si on considère le fait de vouloir manger comme petit-bourgeois...). Ce qui saute aux yeux pour un lecteur averti, c’est le mépris envers les paysans (et plus généralement envers les pauvres), accusés d’être naturellement du côté de la bourgeoisie selon de profondes théories qui, appliquées à la lettre, firent mourir de faim des millions de personnes. Ce parti pris devient ubuesque avec des assertions comme "cette absence de toute allusion à la situation internationalesouligne l’origine paysanne des marins qui ont rédigé et voté [une résolution]" : des origines paysannes empêchent de comprendre la situation internationale. On aura tout lu ! (page 142). Bref, banditisme et antisémitisme des insurgés, nature petite-bourgeoise et contre-révolutionnaire de la paysannerie : le point de vue tchékiste n’est pas perdu pour tout le monde. Mais cela valait-il la peine de fouiller dans les archives pour nous resservir cet indigeste ragoût ?

QUE FAIT DONC LA CNT À CRONSTADT ?

Les remarques ci-dessus prennent une résonance particulière dans les dernières pages du livre, où il est soudain, et fort étrangement, question de la CNT et de la Révolution espagnole. Celle-ci en effet aurait "[replacé] Cronstadt sous la lumière de l’actualité" (une remarque assez étrange puisque Cronstadt a toujours été d’"actualité" dans les milieux anarchistes, surtout en France et en Espagne où passèrent des anarchistes russes survivants). L’auteur met le doigt sur la collaboration de "chefs" de la CNT au gouvernement, ce qui pour lui, en bon trotskiste, est la même chose que la collaboration des anarchistes dans leur ensemble avec les staliniens : "Pour répondre aux critiques, les dirigeants anarchistes accompagnent leur collaboration gouvernementale avec le PC espagnol d’articles exaltant l’insurrection antibolchevik de Cronstadt, dont ils se proclament les héritiers. Il est plus aisé d’exalter Makhno et Cronstadt à Barcelone que d’y combattre la politique de Staline. En décembre 1937, Trotski leur répond : "face à Cronstadt et à Makhno nous avions défendu la révolution prolétarienne contre la contre-révolution paysanne. Les anarchistes espagnols ont défendu et défendent encore la contre-révolution bourgeoisecontre la révolution prolétarienne"". Tout en s’interrogeant sur la pertinence d’une telle remarque dans un livre qui ne parle, en dehors de ce passage, que de Cronstadt et de la Russie, on voit que l’imprécision côtoie le sordide : non seulement les anarchosyndicalistes de la CNT ont fait en Espagne une véritable révolution, mais ils ont combattu les armes à la main les staliniens de tout horizon présents en Espagne. Cet ouvrage, qui prétend ne pas faire de politique, sorti chez un éditeur grand public, est censé, grâce à l’utilisation des archives de la Tcheka, jeter une "lumière nouvelle" sur les événements. En fait de lumière, sous couvert de respectabilité universitaire, c’est celle du lance-flammes de la calomnie policière !

D’HIER À AUJOURD’HUI

Les événements de Cronstadt seraient depuis longtemps soigneusement tombés dans l’oubli, si deux ouvrages n’avaient pas été publiés dans les années 30 [5]. Ouvrages qui obligèrent Trotski à se fendre d’un texte pour tenter de balayer cette histoire d’un revers de main. Le passage suivant, modèle de calomnie politique, est passé à la postérité : "Les marins qui étaient restés dans le Cronstadt ’en paix’ jusqu’au commencement de 1921, sans trouver d’emploi sur aucun des fronts de la guerre civile, étaient, en règle générale, considérablement en dessous du niveau moyen de l’Armée rouge et renfermaient un grand pourcentage d’éléments démoralisés, qui portaient d’élégants pantalons bouffants et se coiffaient à la façon des souteneurs" [6]. Si on ne se lasse pas de s’étonner du fait que des éléments démoralisés aient pu combattre par la suite jusqu’à la mort (pour continuer à pouvoir porter des pantalons bouffants ?) et que malgré leur "niveau moyen" inférieur ils aient bien tenu tête à une Armée rouge numériquement supérieure et bien mieux armée, le parallèle entre ce jugement porté par Trotski et les récentes analyses des organisations trotskistes sur les émeutes en banlieues est assez frappant. En effet, une version moderne de cette citation donnerait : "Les masses qui sont restées dans les banlieues populaires de France jusqu’à aujourd’hui, sans trouver d’emploi dans aucun secteur porteur de l’économie, sont en règle générale considérablement en dessous du niveau moyen de conscience politique des militants (au choix : de la LCR, de LO ou du PT) et renferment un grand pourcentage de drogués qui portent d’élégants joggings Lacoste et se coiffent de casquettes à la façon des voyous". Le talent littéraire en moins, c’est bien ce que nous ont expliqué Arlette, Alain et leurs bandes respectives [7]. Rien de neuf sous le soleil du trotskisme !


[1] "1921, l’insurrection de Cronstadt la Rouge", éditions d’Alternative Libertaire, quatrième édition, juin 2005.

[2] On peut par contre trouver des ouvrages qui portent pour une part sur les événements de Cronstadt, comme "La Révolution Inconnue" de Voline, réédité par les éditions Verticales, ou des ouvrages de Rudolf Rocker, Alexandre Berkman, etc. Au rang des ouvrages épuisés, on peut mentionner "La tragédie de Cronstadt (1921)", Paul Avrich, Point histoire Seuil, 1975 et "Kronstadt 1921, Prolétariat contre bolchevisme", Alexandre Skirda, éditions de la Tête de Feuille, 1971.

[3] Plusieurs ouvrages -à commencer par ceux de Makhno lui-même- font le point sur ces questions, comme par exemple l’oeuvre de Voline (qui était d’ailleurs juif). Le tout est remarquablement synthétisé dans l’ouvrage d’Alexandre Skirda "Nestor Makhno, le cosaque libertaire, 1888-1934", éditions de Paris. Etrangement, il ne cite d’ailleurs que le passage le plus scabreux du livre de Voline par ailleurs remarquable, voir Ida Mett "Souvenirs sur Nestor Makhno" éditions Allia, et A. Skirda, voir supra.

[4] Jean-Jacques Marie est animateur du Centre d’Etudes et de Recherches sur les Mouvements Trotskistes et Révolutionnaires Internationaux, constitué à partir des archives de l’OCI, ancêtre de l’actuel Parti des Travailleurs, voir Rouge du 31 octobre 2002.

[5] Ante Ciliga "L’insurrection de Cronstadt et la destinée de la révolution russe", dans la revue La Révolution Prolétarienne n°278, 10 septembre 1938, disponible aux éditions Allia ; et Ida Mett "La commune de Cronstadt, crépuscule sanglant des Soviets", 1938, diverses rééditions par Spartacus.

[6] Léon Trotski "Beaucoup de bruit autour de Cronstadt", dans le Bulletin de l’opposition n°66-67, 1938, cité dans le recueil d’Alternative Libertaire.

[7] Voir à ce sujet l’article "Trop conscients pour se révolter" du Combat Syndicaliste de Midi-Pyrénées n°93, décembre 2005/janvier 2006


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