Actualité de l’Anarcho-syndicalisme

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COMMENT DIT ON MANIPULATION EN NOVLANGUE ?

vendredi 12 septembre 2008

Le concept de "novlangue", forgé par Georges Orwell pour son roman "1984", est bien un des plus pertinents pour expliquer la séduction, au moins partielle, qu’exerce le totalitarisme sur les masses. L’ouvrage qui lui est contemporain - voire légèrement antérieur - de Victor Klemperer (1) analyse lui aussi une "novlangue", celle-ci bien réelle : celle du Troisième Reich.

L’auteur qui n’a survécu au massacre des Juifs que parce qu’il était marié à une "aryenne" (et aussi, ponctuellement, grâce au bombardement de Dresde par les Alliés le 13 février 1945) étudie toutes les variations de la langue allemande apparues après la prise du pouvoir par les nazis le 30 janvier 1933. Les répétions du même mot, les changements de sens introduits pour d’autres termes (qui, de négatifs deviennent positifs, comme "fanatique"), les exagérations superlatives toujours plus exacerbées se renforçant les uns les autres, la réduction du vocabulaire (de plus en plus pauvre), les euphémismes (pour cacher le mensonge généralisé), la vulgarité (pour faire "peuple"), les métaphores faisant appel à la mécanique et au sport (pour, toujours, exalter la force), d’autres métaphores ou mots composés pour discréditer et rabaisser les faibles, les vaincus (néologismes, comparaisons zoologiques pour les Juifs et les bolcheviques), le vocabulaire "racial" également pour les "sang-mêlé" c’est-à-dire ces "bâtards" de Français, d’Anglais ou d’Américains... enfin, tout cela organisé en un discours qui est, de plus, évolutif au gré des évènements. Matraqué à tout instant, il monopolise tous les canaux de communication, mais surtout sa cohérence intrinsèque (mensongère, bien entendu) finit par imprimer sa trace dans tous les cerveaux, même ceux des ennemis du régime.

Ainsi, Klemperer retrouve nombre de mots, mais aussi d’expressions et de formules-type de la LTI (2) bien évidemment dans les propos de la Gestapo comme dans ceux des autres officines du régime, mais aussi dans ceux de la classe ouvrière et jusque chez les ennemis de l’ordre nazi (anciens sociaux-démocrates, communistes, Juifs et autres parias du système). Et, malgré toute sa vigilance, Klemperer, qui écrit ses carnets durant la dictature de Hitler, et qui est très sensible, par profession (il enseigne la philologie) à la perversion du langage dont il relève les modifications et suit les évolutions ; Klemperer donc, nonobstant son étude quotidienne (il se lève tous les matins à 4 heures pour noter ses réflexions à ce sujet), avoue lui-même se faire piéger quelques fois par la force insinuante de cette nouvelle façon de parler et d’écrire. Cet ouvrage a donc été rédigé de 1933 à 1945, au risque de sa vie par Klemperer dont l’épouse cachait les feuillets chez une amie ("aryenne") ; cette réalité donne un coté presque haletant au récit qu’il rend extraordinairement vivant Mais là n’est pas son seul intérêt.

Tout d’abord, c’est un ouvrage engagé, écrit par une victime contre ses bourreaux, contre le langage de ses bourreaux. Et pourtant, cela n’entame en rien sa véracité, sa crédibilité. C’est au contraire un argument de plus au service du sérieux de l’étude qu’il présente ; car l’auteur est suprêmement conscient de la nécessité de pousser au maximum le côté rationnel et la cohérence de son étude critique qu’il voulait forte et vraie : pour combattre efficacement un processus, il faut d’abord le comprendre (jusque dans ses moindres détails et cependant dans son sens global).

Quant à l’autre enseignement majeur, il réside dans le sujet lui-même, la novlangue hitlérienne, par la mise en lumière de sa nécessité. Conquérir le pouvoir et y rester malgré tout un certain temps, impose le recours aux mots. Même un régime aussi violent et assassin que le nazisme devait séduire, capter plus ou moins les masses et les individus qui les constituent. Cette réalité est beaucoup trop souvent ignorée et le grand mérite de Klemperer est d’avoir agi en Résistant en livrant cette étude fouillée quoique "à chaud" du langage d’oppression totale que fut le nazisme.

Or, plus de soixante ans après la parenthèse ignoble et sordide du Troisième Reich (et de ses affidés (3), dont certaines eurent, hélas, plus de longévité), nous nous trouvons, ici même, à subir, une dérive langagière, l’imposition d’une nouvelle novlangue, qui a la fonction de toutes les novlangues. Plus les dirigeants ont à la bouche le mot "démocratie", moins il y en a dans les faits. Plus ils parlent de sécurité, de principe de précaution, plus ils nous insécurisent en détruisant les libertés individuelles, plus ils nous mettent en danger par mille nouvelles technologies. Et plus les paillettes du "people" nous envahissent, plus la misère s’accroît. Le discours de la société sur elle-même (sous-tendue par la soi- disant "science économique" qui en est sa nouvelle théologie) existe bien au-delà de la politique, puisque cette politique n’est plus qu’une marchandise comme une autre, une marchandise à vendre, promue par les mêmes publicitaires qui promeuvent les lessives ou le papier hygiénique.

Hitler et son adjoint Goebbels s’inspiraient déjà de la "réclame" - la publicité de l’époque. La novlangue actuelle est plus habile. Elle anticipe toute réaction par un investissement (au sens militaire du terme), par une occupation de tout l’espace social et de toutes les activités humaines soumises désormais au rapport marchand. Tout est "économique". Tout se vend. La liberté n’est, dans la novlangue actuelle, que la liberté d’acheter, de "choisir" (dans des limites fortement prédéterminées par les industriels et les marchands de mirages), de consommer des objets, des images, des mots, et tout ce qui peut exister. Le bonheur, nous martèle-t-on, ce n’est que cela. Rien d’autre n’est pensable.

Tout le travail de la novlangue d’aujourd’hui, jour après jour, est de nous en persuader. L’ouvrage de Klemplerer, en démontant "comment ça marche" constitue un outil formidable pour développer les défenses nécessaires et pour résister ainsi à cette manipulation mentale.

Edgard

===================== Paru dans Anarchosyndicalisme ! #107

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