Actualité de l’Anarcho-syndicalisme

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Antonio Negri, portrait craché

samedi 8 janvier 2005

Antonio Negri est né le 1er août 1933 à Padoue, capitale culturelle de cette région de la Vénétie boutiquière et bigote par tradition. Fervent croyant, le jeune Toni Negri découvre le militantisme lorsqu’il entre dans l’organisation religieuse de jeunesse Azione Catolica [Action Catholique]. Les années 1950 en Italie sont les années de la relance économique du pays, prodigieux phénomène capitaliste qui s’inscrira pour toujours dans les yeux et le cœur de Negri. Celui-ci, après avoir abandonné Dieu pour Marx, se met à fréquenter les milieux de la Nouvelle Gauche. Dans les années 1960, Negri participe activement à l’élaboration de l’ "opéraïsme" comme rédacteur des Quaderni Rossi [Cahiers rouges] d’abord, de Classe Operaia [Classe ouvrière] ensuite. Qu’est-ce que l’opéraïsme ? C’est l’idéologie selon laquelle l’usine est le centre de toute la lutte de classe, et les ouvriers les seuls artisans de la révolution parce que, par leur lutte, ils poussent le capital à se développer dans le sens de la libération. Les opéraïstes prennent ainsi comme objectifs les partis et les syndicats, mais ces derniers seront critiqués, et même plutôt blâmés, pour n’avoir pas mené effectivement à bien ce que l’on suppose être leur devoir. Quant à toutes les formes de luttes extérieures au monde de l’usine, elles sont condamnées ou ignorées. Inutile de dire qu’aucun des divers intellectuels qui ont donné vie à l’opéraïsme, la plupart du temps venus du parti socialiste ou du parti communiste, n’a jamais travaillé un seul jour en usine. Negri, par exemple, préférait de beaucoup enseigner la "doctrine de l’État" à l’université de Padoue et laisser le douteux plaisir de la chaîne de montage aux prolétaires. Quant à la stratégie opéraïste, au-delà d’une phraséologie extrémiste, elle consistait à vouloir "remettre en mouvement un mécanisme positif de développement capitaliste" à l’intérieur duquel "faire jouer la richesse d’un pouvoir ouvrier plus pesant" à travers "l’usage révolutionnaire du réformisme".

En 1969, Negri fut l’un des fondateurs de Potere Operaio [Pouvoir ouvrier], organisation qui joint à l’apologie habituelle de l’existant ("toute l’histoire du capital, toute l’histoire de la société capitaliste est en réalité une histoire ouvrière") un objectif déclaré d’hégémonie sur le reste du mouvement qui se concrétise par la condamnation du "spontanéisme" au nom d’une centralisation des luttes plus efficace ("assurer dans les faits l’hégémonie de la lutte ouvrière sur la lutte étudiante et prolétaire... pour planifier, guider, diriger les luttes ouvrières de masse"). Potere Operaio se dissout en 1973 sans avoir réussi à centraliser et diriger quoi que ce soit, et de ses cendres naît le bloc politique dénommé Autonomia Operaia [Autonomie ouvrière], lui aussi obsédé par les fantasmes léninistes de la conquête du pouvoir. Nous sommes au début des années 1970 et le mouvement révolutionnaire dans son ensemble commence à se poser la question de la violence. Dans ses livres, Negri exalte la figure de l’ "ouvrier criminel", justifie le recours au sabotage et à la lutte armée, mais toujours dans les cadres d’une vision marxiste-léniniste de l’affrontement social. Chez Negri est toujours présente une acceptation sans condition du capitalisme et sa justification puisque, comme il l’écrira dans un de ses livres paru en 1977, "le communisme est imposé avant tout par le capital comme condition de la production. Seule la construction du capitalisme peut nous donner des conditions vraiment révolutionnaires". Cette identification, selon ses dires, doit être portée jusqu’à ses conséquences extrêmes : "la forme capitaliste la plus avancée, la forme de l’usine, est admise à l’intérieur de l’organisation ouvrière elle-même". Mais, bien que sa production théorique soit plutôt fructueuse, on ne peut pas dire qu’à cette dernière corresponde une égale influence pratique. Les milliers de révolutionnaires qui ont participé à l’attaque armée contre l’État, attaque qui atteindra son point culminant en 1977-1978, ne savaient pas quoi faire des dissertations philosophiques du professeur de Padoue.

Pourtant, quelqu’un le prend au sérieux : un magistrat de sa ville, Guido Calogero, qui pense que Negri serait le véritable chef des Brigades Rouges. Hypothèse manifestement absurde mais qui, quand même, s’adaptait bien aux exigences de l’État : mettre en avant une partie du mouvement, la plus en évidence, afin de passer sous silence le mouvement dans son ensemble. Dans le domaine des actions, ceci s’était déjà produit avec les Brigades Rouges, dont les exploits avaient soulevé une clameur médiatique telle qu’elle recouvrit les milliers de petites actions d’attaque accomplies ces années-là. Dans le champ des idées, pourquoi ne pas répéter la même opération en utilisant le nom retentissant du professeur de Padoue ? Et surtout, pourquoi ne pas réunir les deux aspects ? Ainsi, l’odyssée judiciaire de Toni Negri commence le 7 avril 1979, au moment où il est arrêté avec des dizaines d’autres militants au cours d’un coup de filet contre les milieux d’Autonomia Operaia. L’accusation : association subversive et bande armée. Puis, en quelques mois, les inculpations contre Negri se multiplient, jusqu’à inclure l’insurrection armée contre les pouvoirs de l’État, la séquestration et l’homicide du dirigeant démocrate-chrétien Aldo Moro, et dix-sept autres homicides (accusations dont il sera absous au cours des années suivantes). C’est durant cette période que les "confessions" des repentis et les lois spéciales voulues par le ministre de l’Intérieur Cossiga remplirent les prisons italiennes de milliers de militants, déchaînant de fortes tensions sociales. En décembre 1980 éclata une révolte dans la prison de Trani, où Negri était détenu. Victime de l’image médiatique du "mauvais professeur", Negri fut incriminé sous l’accusation d’en être l’un des instigateurs (cinq ans plus tard, en conclusion du procès, il sera acquitté). En réalité, Negri, à part continuer à écrire des livres, est beaucoup plus intéressé à consolider l’État qu’à le subvertir. Dans ses écrits, il commence à formuler l’hypothèse aberrante de la dissociation. Dénué de toute dignité, habitué au pire opportunisme, Negri suggère à l’État de concéder des facilités judiciaires à ceux des détenus politiques qui répudieraient publiquement l’usage de la violence et qui déclareraient objectivement terminée la guerre contre l’État. Inutile de dire que, lors des affrontements avec les prisonniers qui ne renieront pas leurs choix, l’État justifiera son usage d’une poigne de fer. L’idée de Negri commence à se répandre dans les prisons ; le mirage lointain d’une liberté obtenue en abjurant trouve ses mendiants. En 1982 est diffusé un document signé par 51 prisonniers politiques dans lequel est déclarée close l’époque de la révolte armée contre l’État, premier d’une longue série. En février 1983 commence le procès contre Negri et les autres inculpés arrêtés le 7 avril 1979. Profitant de la clameur du procès, le parti radical -qui représente ces bourgeois "sincèrement démocratiques", chantres de la non-violence et du pacifisme- propose à Negri d’être candidat sur ses propres listes lors d’imminentes élections. Une fois élu, ce serait pour lui la liberté grâce à l’immunité parlementaire. Les radicaux exigent cependant que Negri, dans le cas où le Parlement lui retirerait son immunité, reste de toute façon en Italie et continue à mener depuis la prison la bataille pour sa libération. Negri accepte la candidature et promet aux radicaux qu’en aucun cas il ne s’enfuira à l’étranger. Élu à la Chambre des députés le 26 juin 1983, Negri sort de prison le 8 juillet. Sa libération déchaîne la réaction des forces politiques conservatrices qui travaillent tout l’été pour fixer au 20 septembre le vote sur la levée de l’immunité parlementaire de Toni Negri. À la veille de ce vote, le 19 septembre, Toni Negri se réfugie en France. Le lendemain, le Parlement lui retire l’immunité par 300 voix contre 293. Le 26 septembre, le procès du "7 avril" se termine par la condamnation de Negri.

En France, on ne peut pas dire que Toni Negri ait longtemps connu la dure vie de l’exilé. Professeur d’université de réputation mondiale, il est, dès novembre 1983, nommé membre étranger du conseil du Collège international de philosophie. De 1984 à 1997, alors qu’en Italie l’État approuve sa suggestion et promulgue une loi qui récompense la dissociation, Negri enseigne à l’université Paris-VIII et à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. En outre, il effectue des recherches sociologiques pour le compte de divers ministères et d’autres institutions gouvernementales françaises. Durant cette période, Negri publie plusieurs livres et se découvre des affinités avec les intellectuels post-structuralistes français, avec lesquels il partage par exemple la négation de l’autonomie individuelle. Parmi ses interventions de ces années-là, rappelons son adhésion à la demande d’une amnistie qui décrète la fin des luttes des années 1970, sa sympathie pour le nouveau parti de la Lega (parti raciste, défenseur des intérêts des petits et moyens entrepreneurs, né en Vénétie, ce qui n’est pas un hasard), sa réconciliation publique avec l’ex-ministre de l’Intérieur Cossiga, principal responsable de la répression du mouvement à la fin des années 1970.

Le 1er juillet 1997, Toni Negri rentre volontairement en Italie et est incarcéré à la prison romaine de Rebibbia, où il doit finir de purger ses peines (notablement réduites du fait de deux remises générales concédées en 1986 et 1988). En juillet 1998, Negri obtient le droit de travailler à l’extérieur dans une coopérative de volontaires lié à Caritas puis, en août 1999, il est mis en semi-liberté (il sort de prison le matin pour y rentrer le soir). En 2000, Negri revient à l’avant-scène avec la publication de son livre Empire, écrit en collaboration avec Michael Hardt, qui rencontre un énorme succès. En Italie, où son nom réveille de brusques souvenirs et où, à cause de cela, il est victime de l’ostracisme d’une industrie éditoriale assujettie au pouvoir politique le plus conservateur, son livre ne sera publié qu’en 2002. Toni Negri est aujourd’hui le point de référence théorique du mouvement des Disobbedienti, ex-Tute bianche, dont le langage, par moments extrémiste, ne les a toutefois pas empêchés d’accéder de plein droit aux cercles de la gauche institutionnelle.

Traduit de l’italien. Note rédigée pour l’édition américaine de Barbares : Barbarians. The disordered insurgence, pp. 4-8 Venomous Butterfly Publications, 2003 (P.O. Box 31098 - Los Angeles - CA 90 031 - Etats-Unis)


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