Actualité de l’Anarcho-syndicalisme

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BARBARES

notes sur Empire, de Toni Negri & Michael Hardt,

samedi 8 janvier 2005

Certains auront noté qu’une des astuces majeures de Marx est d’avoir institué le marxisme comme nouveau langage [lingua franca]. Depuis l’Antiquité, il est bien connu que l’art de la persuasion consiste à savoir déterminer, en parlant ou en écrivant, un effet psychologique précis chez celui qui lit ou écoute, bien au-delà des contenus du raisonnement exposé. Les Grecs disaient que persuader signifie “conduire les âmes à soi”. Beaucoup d’expression marxiennes -et, pour ainsi dire, le “bruit subtil” de sa prose- ont fasciné, terrorisé, transformé en émules des milliers de lecteurs. Des locutions comme “conditions sociales historiquement déterminées, extraction de la plus-value, élément objectivement contre-révolutionnaire...” certaines techniques journalistiques et puis les fameuses inversions du génitif (“philosophie de la misère, misère de la philosophie”), tout ce jargon a fourni à une pléiade d’aspirants bureaucrates et à de véritables dictateurs un réservoir de phrases toutes faites grâce auxquelles justifier leur propre pouvoir, et à nombre de sociaux-démocrates un rideau de fumée avec lequel contenter ceux qui se satisfont d’une capitulation dans la pratique du moment qu’elle est accompagnée d’une radicalité dans le style. L’important était et reste d’assumer l’attitude de celui qui, avec une précision scientifique, sait de quoi il parle.

Ce rôle-là est joué aujourd’hui, si parva licet, par les textes d’Antonio Negri. On compte actuellement deux “centrales théoriques” de ce que la novlangue journalistique a défini comme le mouvement altermondialiste : le collectif du Monde diplomatique et notre professeur de Padoue, précisément. Au premier, nous devons le mensuel du même nom, l’organisation de conférences et séminaires, la publication de livres et la création du dit mouvement pour la taxe Tobin (Attac). Au second, qui compte parmi les fondateurs de Potere Operaio, puis d’Autonomia Operaia, on doit une large part de l’idéologie opéraïste italienne et, de nos jours, de la théorie dont les Tute Bianche, les Disobbedienti et tant d’autres citoyens globaux sont les petits soldats. Qu’on lise un tract quelconque d’un quelconque forum social, et l’on rencontrera, à coup sûr, les expressions suivantes : société civile, multitude, mouvement des mouvements, revenu de citoyenneté, dictature du marché, exode, désobéissance (civile ou civique), mondialisation par en bas, et ainsi de suite. Tout en ayant une histoire plus ou moins longue, ces concepts assemblés de diverses manières constituent l’aide-mémoire actuel du récupérateur alternatif et du parfait réformiste. Un des directeurs de cette “fabrique ontologique”, un des techniciens de cette “machine linguistique” est, encore une fois, Toni Negri.

Nous ne tomberons pas dans l’erreur banale de croire que certaines théories puissent influencer unilatéralement les mouvements. Les théories se diffusent parce qu’elles servent des intérêts et répondent à des exigences déterminées. Empire, de Negri et Hardt, est, en ce sens, un livre exemplaire. Avec les élaborations des cousins diplomatiques français, ses pages offrent une des versions les plus intelligentes du programme de gauche du capital. Les groupes qui s’en réclament constituent la version globalisée de la vieille social-démocratie et la variante gazeuse -qui, à la rigide hiérarchie des fonctionnaires, a substitué le modèle du réseau (ou des rizhomes) dans lequel le pouvoir du dirigeant semble plus fluide- de la bureaucratie stalinienne. En somme, le parti communiste du IIIe millénaire, la pacification du présent, la contre-révolution du futur. Construite sur le déclin du mouvement ouvrier et de ses formes de représentation, cette nouvelle façon de faire de la politique n’a plus de champs d’intervention privilégiés, comme l’usine ou le quartier, et elle offre aux ambitions des aspirants dirigeants un terrain plus immédiat que celui des vieilles officines du parti : le rapport avec les mass media. C’est pourquoi les partis et les syndicats de gauche se positionnent comme leurs alliés et sont souvent à la remorque de leurs initiatives, tout en sachant que, au-delà des piercings de quelques petits dirigeants et de certains slogans à la rhétorique guérillera, la politique “désobéissante” représente la base (y compris électorale) du pouvoir démocratique à venir. Du stalinisme, elle maintient intact le rôle, mais son futur tient surtout dans sa capacité de se poser comme une force de médiation entre les tensions subversives et les exigences de l’ordre social, en entraînant le mouvement dans le lit des institutions, et en réalisant un travail de dénonciation des éléments qui échappent à son contrôle.

D’ailleurs, l’État, après avoir peu à peu absorbé le social, s’est rendu compte qu’il étouffait toute créativité sous le fardeau institutionnel ; contraint de le réexpulser, il a appelé ce déchet “société civile”, en l’enjolivant de toutes les idéologies de la classe moyenne : humanitarisme, bénévolat, écologisme, pacifisme, antiracisme démocratique. Le consensus, dans la passivité déferlante, a besoin d’injections continues de politique. C’est à cela que servent les politiciens “désobéissants”, avec leurs citoyens. Pour les orphelins de la classe ouvrière, en fait, c’est la figure abstraite du citoyen qui possède aujourd’hui toutes les vertus. En jouant habilement sur les significations du mot -le citoyen est en même temps le sujet d’un État, le bourgeois, le citoyen de la Révolution française, le sujet de la polis, le partisan de la démocratie directe-, ces démocrates s’adressent à toutes les classes. Les citoyens de la société civile s’opposent à la passivité des consommateurs comme à la révolte ouverte des opprimés contre l’ordre constitué. Ils sont la bonne âme des institutions étatiques (ou publiques, comme ils préfèrent les appeler), celles qui, à Gênes et ailleurs, inviteront toujours, par devoir civique, la police à “isoler les éléments violents”. Avec la complicité des mobilisations démocratiques des “désobéissants”, l’État peut ainsi donner une force et une crédibilité accrues à son ultimatum : ou l’on dialogue avec les institutions, ou bien l’on est un terroriste qui doit être poursuivi (on peut comprendre en ce sens les divers accords internationaux conclus après le 11 septembre 2001). Le “mouvement des mouvements” est un pouvoir constituant, c’est-à-dire un surplus social par rapport au pouvoir constitué, une force instituante qui intervient dans la politique instituée et s’y heurte -dans l’idée de Negri, la version militante du concept spinoziste de puissance. La stratégie est celle de la conquête progressive des espaces institutionnels, d’un consensus politique et syndical toujours plus élargi, d’une légitimité obtenue en offrant au pouvoir la force de médiation du “mouvement” et sa caution morale.

Dans le conte negriste, le vrai sujet de l’histoire est un être étrange aux mille métamorphoses (d’abord ouvrier-masse, puis ouvrier social, et désormais multitude) et aux mille astuces. C’est lui, en fait, qui a le pouvoir même quand tout paraît témoigner du contraire. Tout ce que la domination impose, c’est lui, en réalité, qui l’a voulu et l’a conquis. L’appareil technologique incorpore son savoir collectif (et non son aliénation). Le pouvoir politique satisfait les poussées de la base (et non sa récupération). Le Droit formalise son rapport de force avec les institutions (et non son intégration répressive). Dans cette vision édifiante de l’histoire, tout advient selon les schémas du marxisme le plus orthodoxe. Le développement des forces productives -authentique facteur de progrès- entre continûment en contradiction avec les rapports sociaux, modifiant l’ordre de la société dans le sens de son émancipation. Son implantation est la même que celle de la social-démocratie allemande classique, à laquelle on doit le privilège irréfutable d’avoir réprimé dans le sang un assaut révolutionnaire, puis d’avoir jeté les prolétaires dans les mains du nazisme. Et social-démocrate est l’illusion d’opposer au pouvoir des multinationales celui des institutions politiques, illusion que Negri partage avec les étatistes de gauche du Monde diplomatique. Si l’un comme les autres dénoncent aussi souvent le “capitalisme sauvage”, les “paradis fiscaux”, la “dictature des marchés”, c’est parce qu’ils veulent de nouvelles règles politiques, un nouveau gouvernement de la mondialisation, un autre New Deal. C’est en ce sens qu’il faut lire la proposition d’un revenu universel de citoyenneté, que les negristes les moins “dialectiques” n’ont pas de scrupules à présenter ouvertement comme une relance du capitalisme.

Malgré deux décennies de durs conflits sociaux, le capitalisme a réussi à contourner la menace révolutionnaire grâce à un processus achevé à la fin des années 1970 avec le démantèlement des centres productifs et leur diffusion sur le territoire, et avec l’assujettissement complet de la science à la domination. À cette conquête de chaque espace social correspond, comme nouvelle frontière à franchir, l’entrée du capital dans le corps humain à travers la domination des processus vitaux mêmes de l’espèce : les nécrotechnologies sont le dernier exemple de son désir d’un monde entièrement artificiel. Mais, pour Negri, tout cela est l’expression de la créativité de la multitude. La subordination totale de la science au capital, l’investissement dans les services, dans le savoir et dans la communication (la naissance des “ressources humaines”, selon le langage managerial) exprime pour lui le “devenir-femme” du travail, c’est-à-dire la force productive des corps et de la sensibilité. À l’époque du “travail immatériel”, les moyens de production dont la multitude doit s’assurer la propriété commune sont les cerveaux. La technologie, en ce sens, démocratise toujours plus la société, puisque le savoir que le capitalisme met à profit dépasse le cadre salarial en coïncidant de fait avec l’existence même des êtres humains. Voici ce que signifie alors la revendication d’un revenu minimum garanti : si le capital nous fait produire à chaque instant, qu’il nous paie même si nous ne sommes pas employés comme salariés, nous lui rendrons l’argent en consommant.

Les conclusions de Negri & Associés sont le parfait renversement des idées de ceux qui, déjà dans les années 1970, soutenaient que la révolution passait par le corps, que la condition prolétarienne est toujours plus universelle, et que la vie quotidienne est le lieu authentique de la guerre sociale. Le but des récupérateurs est toujours le même. Dans ces années-là, pour conquérir une place au soleil, ils parlaient de sabotage et de guerre de classe ; aujourd’hui, ils proposent la constitution de listes électorales, l’accord avec les partis, l’entrée dans les institutions. Leur jargon et leurs acrobaties linguistiques montrent que la dialectique marxiste est capable de toutes les prouesses, passant de Che Guevara à Massimo Cacciari [1], des paysans du Chiapas à la petite entreprise de la Vénétie, elle justifie aujourd’hui la délation comme hier elle théorisait la dissociation. D’ailleurs, comme eux-mêmes le reconnaissent, l’important ce ne sont pas les idées ni les méthodes, mais plutôt “les mots d’ordre tranchants”. Pour les théoriciens “désobéissants”, les institutions politiques sont otages du capital multinational, simples chambres d’enregistrement des processus économiques globaux. En réalité, du nucléaire à la cybernétique, de l’étude des nouveaux matériaux au génie génétique, de l’électronique aux télécommunications, le développement de la puissance technique -base matérielle de ce qu’on appelle mondialisation- est lié à la fusion de l’appareil industriel et scientifique avec le militaire. Sans le secteur aérospatial, sans les trains à grande vitesse, sans les liaisons par fibres optiques, sans les ports et aéroports, comment pourrait exister un marché global ? Ajoutons le rôle fondamental des opérations de guerre, l’échange continu de données entre les systèmes bancaire, d’assurances, médical et policier, la gestion étatique des nuisances écologiques, la surveillance toujours plus minutieuse, et l’on percevra la mystification qu’il y a à parler de déclin de l’État. Ce qui est en train de changer est simplement une certaine forme de l’État.

À la différence des autres sociaux-démocrates, pour Negri il n’est plus possible de défendre l’État providence national, constitution politique désormais dépassée. S’ouvre cependant une perspective encore plus ambitieuse : la démocratie européenne. D’un côté le pouvoir se pose en fait le problème de la façon de pacifier les tensions sociales, vu la crise de la politique représentative. De l’autre côté, les “désobéissants” cherchent de nouvelles voies pour rendre plus démocratiques les institutions, en rendant les mouvements plus institutionnels. Voici le point de rencontre possible : “Qui a donc intérêt à l’Europe politique unie ? Qui est le sujet européen ? Ce sont ces populations et ces couches sociales qui veulent construire une démocratie absolue au niveau de l’Empire. Qui se proposent comme contre-Empire. [...] Le nouveau sujet européen ne refuse donc pas la mondialisation, ou mieux, il construit l’Europe politique comme lieu à partir duquel parler contre la mondialisation, dans la mondialisation, en se posant (à partir de l’espace européen) comme contre-pouvoir par rapport à l’hégémonie capitaliste de l’Empire” (Europa politica. Ragioni di una necessità [“Europe politique. Les raisons d’une nécessité”], H. Frise, A.Negri, P. Wagner, 2002). Nous voici à la fin. Derrière un écran de fumée de slogans et de phrases à effet, sous un jargon qui séduit et terrorise, voici maintenant défini un programme simple pour le capital et grandiose pour la multitude. Cherchons à le résumer. Grâce à un revenu garanti, les pauvres peuvent être flexibles dans la production de richesses et dans la reproduction de la vie, et relancer ainsi l’économie ; grâce à la propriété commune des nouveaux moyens de production (les cerveaux), le “prolétariat immatériel” peut “commencer à travers l’Europe une longue marche zapatiste de la force-travail intellectuelle” ; grâce aux nouveaux droits universels de citoyenneté, la domination peut traverser la crise de l’État-nation et inclure socialement les exploités. Les patrons ne le savent pas mais, laissés finalement libres de se développer, les nouveaux moyens de production réaliseront de fait ce qu’ils contiennent déjà en puissance : le communisme. Il suffira juste de régler leur compte aux capitalistes obtus, réactionnaires, néolibéraux (en somme, à la mauvaise mondialisation). Tout cela semble avoir été conçu exprès pour confirmer ce que Walter Benjamin constatait il y a plus de soixante ans, quelques semaines après le pacte de non-agression entre Staline et Hitler : “Il n’y a rien qui ait autant corrompu les travailleurs allemands que la persuasion de nager dans le sens du courant. Pour eux, le développement technique était ce courant favorable dans lequel ils pensaient nager.”

Mais les eaux agitées du courant dissimulent de dangereux périls, comme Negri lui-même le remarque : “Nous nous trouvons maintenant dans une constitution impériale où monarchie et aristocratie luttent entre elles, tandis que les comices de la plèbe sont absents. Ceci détermine une situation de déséquilibre, puisque la forme impériale peut exister de façon pacifiée seulement lorsque ces trois éléments s’équilibrent entre eux” (MicroMega, mai 2001). En somme, chers sénateurs, Rome est en danger. Sans “dialectique” entre mouvements sociaux et institutions, les gouvernements sont “illégitimes”, donc instables. Comme l’ont démontré admirablement d’abord Tite Live puis Machiavel, l’institution des tribuns de la plèbe a servi à contrebalancer l’expansion impériale continue de Rome par l’illusion de la participation populaire à la politique. Mais le célèbre apologue de Menenius Agrippa -qui apostrophait la plèbe mutinée en lui disant que ce n’était que grâce à elle que vivait Rome, comme un corps vit grâce à ses membres- risque en effet de toucher à sa fin. L’Empire semble avoir toujours moins besoin des pauvres qu’il produit, les laissant pourrir par millions dans les réserves du paradis marchand. D’autre part, la plèbe pourrait se faire menaçante, comme une horde de barbares -et certes descendre de la colline vers la ville comme au temps d’Agrippa, mais avec les pires intentions. Pour les exploités fiévreux et déraisonnables, la médiation des nouveaux dirigeants pourrait s’avérer aussi odieuse que le pouvoir en place, et aussi inefficace qu’une leçon de civisme donnée à ceux qui ont déjà mis les pieds dans le plat. La police, même en uniformes blancs, pourrait ne pas suffire.

Traduit de l’italien. Introduction de : Crisso/Odoteo, Barbari, L’insorgenza disordinata, NN, 72p., 2002 (C.P. 1264 - 10100 Torino - Italie)

[Traduction du livre disponible sur http://pesteetcholera.free.fr et bientôt sur papier]


[1] Massimo Cacciari était l’un des membres de Potere operaio rentrés au PC après la dissolution de l’organisation gauchiste. Philosophe exprimant la “pensée de la crise” (heideggerisme de gauche), il suit toutes les évolutions du parti pendant la grande répression des années 1980. Au milieu des années 90, pendant qu’il ouvre un débat avec la Nouvelle Droite, il est élu maire de Venise dans le courant réformiste de l’ex-PC. C’est à cette époque qu’il propose des accords électoraux avec les “autonomes” du nord-est d’Italie.


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