Actualité de l’Anarcho-syndicalisme

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L’horreur judiciaire

samedi 10 juin 2006

Une femme, les yeux bandés, tenant d’une main une balance, brandissant de l’autre un glaive, telle est la représentation symbolique traditionnelle de la Justice... On sait depuis fort longtemps que le bandeau (qui devait initialement garantir l’équité du jugement, soustraire à toute influence l’arrêté du juge) n’a jamais été réellement opaque. La balance, elle aussi, est assez peut fiable. Elle aurait une fâcheuse tendance à toujours pencher du même côté (il y aurait en quelque sorte deux poids, deux mesures), quant au glaive, il retombe avec la constance régulière d’un automate, hélas, toujours sur les mêmes têtes.

Le rêve "étrange et pénétrant" d’une Justice juste, impartiale a hanté plus d’un législateur, plus d’un juriste au cours de l’Histoire. Comment restaurer du Juste dans un monde profondément injuste, voilà la chimère qu’ont poursuivi, notamment depuis le siècle des Lumières, tous les réformateurs ou étatistes de gauche soucieux d’établir à la fois un équilibre entre les trois pouvoirs (judiciaire, législatif et exécutif) et de protéger le citoyen-sujet des méfaits de l’arbitraire. Or, un contre-pouvoir quelqu’il soit est toujours nécessairement, intrinsèquement lié au pouvoir qu’il est censé contrebalancer. Entre ses deux fonctions -de défense de l’ordre établi d’une part, de protection du citoyen d’autre part- la Justice penche bien souvent en faveur de l’ordre. "Un chien de garde ne mord pas la main qui le nourrit". Vieux dicton paysan qui s’applique assez bien à la mission réelle de l’institution judiciaire...

Dura lex, sed lex

"Dura lex, sed lex" disaient déjà les Romains des premières républiques : la loi est dure, mais c’est la loi. Tous les jours, chacun peut s’apercevoir qu’en fait la loi s’appliquera avec plus ou moins de dureté, voire avec une souplesse caressante, selon le rôle ou la position que l’on occupe dans la société. Les policiers fautifs notamment semblent bien bénéficier de traitement de faveur. C’est ainsi que ces dernières années, un certain nombre d’entre eux, accusés d’avoir abattu par "inadvertance" -par "accident" en quelque sorte- des jeunes gens qui s’enfuyaient ou qui tentaient de s’enfuir, n’ont encouru que de faibles peines (un ou deux ans de prison avec sursis), certains ont même été relaxés, d’autres ont été promus dans la hiérarchie. Ils coulent sans doute des jours heureux, bien conscients d’avoir accompli leur devoir...

Voici quelques années, un militant fasciste tire sur le président de la République lors du défilé du 14 juillet. Au cours du procès, le procureur de la République (dont le rôle habituel est d’enfoncer le prévenu) demande, au cours de son réquisitoire, aux jurés de prendre en compte la jeunesse de l’accusé, son immaturité... Bref, le réquisitoire tourne au plaidoyer, le procureur abonde dans le sens de la défense. Si l’auteur des coups de feu avait été un jeune désireux de renouer avec la tradition de la lutte armée révolutionnaire ou un jeune rebelle des banlieues, le réquisitoire du procureur eût-il été le même ? Le verdict (7 ans) n’eût il pas été plus lourd, étant donné le chef d’inculpation (tentative d’assassinat sur la personne du président de la République) ?

Lors de la fameuse affaire Allègre, on a pu également prendre la mesure du profond souci de l’institution judiciaire de faire apparaître la vérité, toute la vérité. On se souvient du rôle assez trouble d’un substitut surgissant tout à fait opportunément dans un hôtel louche pour classer un meurtre en suicide, des experts assermentés soutenant brillamment que l’on pouvait fort bien se suicider en avalant sa petite culotte. On n’oubliera pas non plus combien la parole d’une prostituée est de peu de poids dans la fameuse balance. On voudra bien se dépêcher d’oublier une bonne vingtaine de disparues dont une association (de proches) essaie en vain de maintenir la mémoire. Mais il n’y a plus rien à voir. La Justice a tranché. Circulez.

Quand la justice fait acte de contrition...

La Justice aveugle ? sourde ? affreusement inéquitable ? certainement pas, puisqu’il lui arrive de reconnaître (quelques rares fois par siècle) qu’elle peut se tromper. Si elle admet ses erreurs, c’est donc que la plupart du temps la quasi-totalité des jugements qu’elle peut rendre sont parfaitement équitables : l’erreur judiciaire, c’est la malheureuse bavure, la malencontreuse exception qui vient confirmer l’excellence de la règle, c’est bien dans ce cadre qu’il faut resituer l’affaire d’Outreau. Dans un grand élan de sincère repentir, la Justice fait acte de contrition ; le Ministre "Garde des Sceaux", en personne, fait amende honorable, se confond en excuses et sort des biffetons (dans la stupide logique marchande, tout a un prix, même l’irrécupérable). Devant l’émoi suscité, il faut sauver la mise et tenter de faire oublier toutes les autres affaires qui ne connaîtront jamais une telle publicité, de river solidement le couvercle du silence sur tous ces dossiers qu’il faudrait ne jamais rouvrir. A peu de frais, la Justice va tenter de redorer son blason.

La Tour du Renard

Rappelons cependant et brièvement les faits. L’affaire débute en mars 2001 dans une petite cité du Pas-de-Calais, à Outreau, précisément à la "Tour du Renard" [1]. Un couple déjanté viole ses quatre enfants parfois en compagnie d’un couple ami. Les enfants X, appelons-les ainsi, extrêmement perturbés -et on les comprend bien- par les traitements qu’ils subissent, vont rompre le silence et accuser leurs parents. Ces petites victimes sans voix et sans recours vont bientôt se trouver au centre d’un auditoire attentif : en plus de leurs parents qui sont en fait leurs seuls bourreaux, ils accusent bientôt treize personnes du voisinage. Corroborés par les déclarations de leur mère, sévèrement mythomane, ces accusations entraîneront en prison (certains y passeront plus de quatre ans) ces innocents. Les accusateurs reviendront sur leurs déclarations et les accusés se verront enfin acquittés (7 d’entre eux se verront cependant condamnés une première fois, feront appel et devront attendre un second procès pour être finalement acquittés en mai 2005).

La Justice avouera s’être trompée et tentera une opération de réhabilitation. Vingt-cinq enfants (les enfants des accusés) auront été séparés des leurs parents, placés en familles "d’accueil" pendant des années, la plupart des accusés auront perdu travail et logement, l’un d’entre eux aura perdu la vie (il s’est suicidé en prison), tous auront ployé durant toutes ces années sous la charge particulièrement infamante de violeur d’enfants. A aucun moment le juge Burgaud, en charge de l’affaire, ne mettra en cause ni la parole des enfants, ni celle de leur mère. Il ne comprend pas que ces enfants psychiquement très éprouvés, toujours niés dans leur existence, ravalés au rang d’objets sexuels de leurs propres parents, accèdent enfin à la parole et retrouvent un peu d’identité, un peu d’existence en étant enfin écoutés par un auditoire attentif. Ils ne veulent évidemment pas que cette attention dont ils font enfin l’objet cesse brusquement. C’est pourquoi ils porteront toujours de nouvelles accusations.

Acquittement, puis réhabilitation solennelle des innocents ne suffiront pas à effacer le trauma dans l’opinion publique. Les médias, qui avaient largement contribué à orienter l’enquête sur la piste du "réseau pédophile", cherchent aussi à se dédouaner. La Justice, la "démocratie" en ont pris un coup : ces accusés innocents ressemblent à s’y méprendre à des tas d’autres gens qui se sentent soudain fort peu à l’abri d’une erreur judiciaire. Pour finir de panser la blessure, il va falloir sortir le grand jeu : la commission d’enquête parlementaire. On y entendra le juge Burgaud tenter fort maladroitement de se défendre. Nos excellents amis journalistes qui n’avaient pas de mots assez durs pour stigmatiser voici peu les infâmes pédophiles, qui chantaient hier encore à pleins poumons les louanges de ce jeune magistrat pugnace, se gausseront sans état d’âme de ce benêt de juge sans jugeote : volte face rapide et coutumière des plumitifs besogneux.

On ne juge pas un juge ?

La réaction de la magistrature, elle aussi, ne manque pas d’intérêt. C’est une véritable levée de boucliers sur le thème : on ne juge pas un juge. Le corporatisme le plus étroit s’étale dans cette défense échevelée d’un pair : la défense de "l’indépendance" et de la "souveraineté" de l’institution judiciaire contre la recherche de la vérité. Soucieuse avant tout de la protection de ses prérogatives, la magistrature n’est pas prête à renoncer aux pouvoirs qui sont les siens. Cette scandaleuse affaire d’Outreau, qui montre si besoin était, à quel point les juges d’instruction usent et abusent de leur arme favorite, la détention provisoire (13 mois d’attente en moyenne avant le procès [2]) n’aura apparemment pas ébranlé ces gardiens du temple.

Que les débats de cette commission aient lieu sous l’œil volontiers voyeur des caméras, n’est évidemment pas fortuit. Il fallait donner, à cette tentative de restauration de la Justice et du droit "démocratique" un écho à la mesure du dommage qu’ils avaient subis. Mais la mise en scène télévisuelle avait aussi un autre objectif : rappeler aux citoyens-sujets que ce monde (combien de fois faudra-t-il vous le répéter ! s’exaspèrent nos maîtres) est d’une infinie complexité et que des gens instruits et compétents (des juges, des experts hypnologues, psychologues, etc.) peuvent commettre des erreurs malgré toute leur science et leur indéniable bonne volonté... Mais que l’on se rassure, l’État est là, qui répare les fautes commises en son nom (il s’agit de l’État-Justicier, ce cavalier bien connu qui surgit de la nuit).

Si ce procès a fait couler tant d’encre, suscité tant de polémiques, nécessité une telle volonté de restauration du Juste, c’est bien sûr la matière même de l’affaire qui en est la cause. Que le juge ait suivi d’emblée la piste de la pédophilie en réseau n’est pas vraiment étonnant. Il est infiniment plus rassurant de présenter la pédophilie sous son aspect "crime organisé" plutôt que de convenir de sa réalité hélas plus "familiale" et donc plus répandue. Fondée sur le patriarcat, notre société s’émeut finalement que de tels "abus de pouvoir" puissent surgir au sein même de son noyau central, la Famille. Pourtant, c’est bien la même aberrante volonté de puissance qui anime le pater familias violeur et le détenteur officiel de pouvoir qui outrepasse ses limites.

Secrets monstrueux de famille ou secrets monstrueux d’État, les abus des Pouvoirs prospèrent toujours à l’ombre sinistre de l’Autorité. Les victimes se savent condamnées au silence. Bien souvent, leurs bourreaux bénéficient de l’impunité.

Dans un monde qui encense partout la domination, l’écrasement des faibles, la Justice apparaît pour ce qu’elle est réellement : la vitrine légale d’une machinerie répressive tragiquement ubuesque.

Gargamelle

Tiré du Combat Syndicaliste de Midi-Pyrénée n°95, par la CNT-AIT de Toulouse


[1] Il y a aussi la Tour des Merles, des Pinsons, des Mouettes, etc. On reconnaît bien là le cynisme des administrations qui n’hésitent pas à affubler de noms joyeux et printaniers des lieux qui ont pour fonction de n’apporter aucune joie.

[2] Des nationalistes corses viennent de passer sept ans en prison. Mis en cause dans l’affaire Erignac, il ont été innocentés. Comme ils devaient répondre d’une autre affaire (attentats à l’explosif), leur détention provisoire aura rétroactivement été justifiée. Ainsi va la Justice...


CNT-AIT



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