Actualité de l’Anarcho-syndicalisme

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MILITANTS DE LA MEMOIRE SELECTIVE

vendredi 1er décembre 2006

A l’occasion du 70ème anniversaire de la Révolution Espagnole, divers ouvrages ont paru ou ont été réédités au cours du printemps dernier. Le choix des éditions "No Pasaran" de publier sous le titre "Itinéraire d’un guérillero antifranquiste", la biographie [1] d’un militant du Parti Communiste Espagnol (PCE) [2] est franchement discutable.

Mais où est donc passée la révolution ?

Felipe Matarranz Gonzales a participé aux combats contre les franquistes dans le nord-ouest de l’Espagne. Il est arrêté par les fascistes en décembre 1937, libéré en 1947 et rejoint finalement les guérilleros. De par son itinéraire, il n’assiste qu’au début de la révolution espagnole ; et le livre n’y fait même pas allusion. C’est en soi un peu "limite" ; on peut de plus se demander si le fait de sortir un livre n’évoquant que la guerre dans cette période de commémoration de la Révolution Espagnole correspond à un hasard de calendrier ou à une volonté politique de l’éditeur.

Par ailleurs, il est question en quelques endroits de l’ouvrage des anarchistes. En ce qui les concerne, nous relevons quelques "imprécisions" dans l’annexe. On ne peut pas reprocher à l’autrice des notes de ne pas être une "spécialiste" du mouvement anarchiste espagnol (bien que la lecture d’un seul des ouvrages indiqué en bibliographie lui aurait permis d’éviter quelques erreurs...), d’autant que ce genre d’"erreurs" se retrouve fréquemment dans la littérature existante sur le sujet. Par contre de la part d’un éditeur militant et se présentant comme "libertaire", c’est un peu plus embêtant.

Contre l’oubli, mais lequel ?

Evidement, Felipe Matarranz Gonzales n’ayant pas été aux "bons" endroits aux bons moments, il n’a manifestement jamais été témoin de la répression anti-anarchiste qu’il y eut du côté républicain. Il est donc normal qu’il n’y en ait pas trace dans ses écrits -cette répression n’étant que rapidement évoquée dans la préface. Il est donc aussi normal que l’autrice n’en parle pas. En revanche, elle fait profession de foi du "combat contre l’oubli" des exactions fascistes. Celles-ci sont effectivement bien réelles et il est de salubrité publique de toujours rappeler ce qu’est le fascisme, même si on ne peut s’empêcher de penser que ces informations sont déjà largement relayées dans la population aujourd’hui, contrairement à d’autres, par exemple celles qui concernent ce qu’a été et ce qu’a fait le PCE pendant cette période. Le dissimuler c’est lutter activement pour l’oubli, chose dont les différents Partis Communistes, si prompts à se fabriquer des martyrs [3], se sont fait une spécialité. A ce sujet, on peut conseiller l’excellent livre des "giménologues", sorti à la même période [4], qui, notamment, rappelle comment la guerre a pu servir d’arme d’extermination politique massive aux communistes.

Cette lutte active pour l’oubli trouve une parfaite illustration dans le véritable "coming-out" que l’autrice fait en glorifiant le "Pacte de l’oubli" de 1977 [5] : "Tout un peuple a pris part à ce mouvement de l’histoire : par un acte de citoyenneté exemplaire, les vaincus ont renoncé à leur droit à faire justice et à obtenir réparation [...] Ce peuple condamné une fois de plus au mutisme, a été le véritable bâtisseur de l’Espagne nouvelle, car son silence devant la loi d’amnistie, destinée à blanchir les bourreaux, et son obéissance rétroactive, ont permis de consolider durablement les institutions démocratiques" (page 130). Est-ce bien là la position de "No Pasaran" ? Fallait-il vraiment engager un coût et un effort militant de distribution pour répandre des âneries pareilles ?

Qu’un tel livre soit édité par une institution publique "républicaine" quelconque, par un service de presse universitaire, voire par le PCF, ne serait guère surprenant. Mais que ce coût soit supporté par une édition militante (les groupes militants ont des moyens très faibles : si l’argent sert à ça, il ne sert pas à autre chose !), qui se veut "partie prenante de la lutte internationale contre le capitalisme et toutes les formes d’autorités" [6], voilà qui est troublant. Surtout que dans la préface, les éditeurs affirment éditer ce livre en tant que "militants libertaires". La confusion est à son comble. On se demande même si cette organisation ne retomberait pas dans les mauvais travers de "l’antifascisme"’ dont elle est issue.

L’antifascisme comme idéologie

Au-delà du couplet laudateur sur le "citoyennisme exemplaire", ce qui frappe à la lecture de ce livre, c’est qu’il n’est nulle part question de politique. On peut certes mettre ceci sur le compte de la vie tumultueuse et difficile de Felipe Matarranz Gonzales. Néanmoins, en dehors du fait qu’il se soit retrouvé dans le "bon" camp, celui de la "gauche", on se dit qu’il suffirait de changer les dates et les lieux pour obtenir une simple histoire de guérilla, que ce soit au Vietnam ou en Afghanistan. Seul le code "technique" de la lutte est mis en avant, ce qui renforce l’impression qu’il n’existe que deux camps : le fascisme ou l’anti-fascisme. Or justement, et les révolutionnaires du monde entier l’ont une fois de plus cruellement appris en Espagne, les deux camps seraient plutôt : la révolution ou la contre-révolution. C’est justement en Espagne que l’antifascisme comme idéologie a pris son envol. Celle-ci consiste à faire de la lutte contre les forces factieuses l’unique priorité. Concrètement, et encore aujourd’hui, cela permet de faire rentrer les staliniens par la grande porte, et la contre-révolution à sa suite [7]. Pour finir, on peut remarquer que cette fameuse stratégie unitaire "antifasciste" n’a jamais été efficace, si tant est que son objectif soit réellement la "victoire sur le fascisme". Sur ce plan, il faut rappeler que la seule fois où le fascisme a été stoppé net, ce fut, justement en Espagne, lors de l’insurrection révolutionnaire du 19 juillet 36 et que les hommes et les femmes de la CNT-AIT qui constituèrent le fer de lance de cette insurrection étaient alors tout autant vigoureusement opposés à la Phalange qu’au Parti communiste !

Annexe : Le bêtisier

A propos de la victoire du Front Populaire en Espagne le 16 février 1936, on peut lire sous la plume de l’autrice : "La gauche est au pouvoir, les anarchistes participent au gouvernement" (p 19). Une telle méconnaissance de l’histoire espagnole est époustouflante dans un livre ... historique. En février 1936 et dans les mois suivants, non seulement les anarchistes ne participent pas au gouvernement, mais ils sont en butte à une répression féroce de la part des républicains -tout comme ils l’ont été dans les années précédentes de la part de la droite. Ce n’est qu’après le soulèvement de l’armée, le 18 juillet 1936, que des anarchistes, succombant peut-être à l’idéologie anti-fasciste ou plus plausiblement pensant que, par ce terrible gage qu’ils donnaient, les "démocraties" leur vendraient les armes qui leur manquaient cruellement pour se battre contre l’armée, acceptèrent de rentrer au gouvernement catalan. Le bilan que le mouvement anarchiste -déjà très partagé au moment des faits - a tiré de cet événement est extrêmement critique et a conduit à valider la ligne antérieure de refus de toute collaboration avec l’État et ses structures.

Par ailleurs, l’ "amnistie générale de tous les prisonniers" dont il est question dans le livre n’a jamais eu lieu : non seulement des prisonniers ont été libérés par les travailleurs et non par le gouvernement, mais celui-ci étiqueta "non politiques" les prisonniers de la CNT afin qu’ils ne bénéficient pas de l’amnistie [8].

Autre ânerie : "La FAI (Federacion Anarquista Iberica), dont le chef fut Durruti [...]" (p 19, note 1). Cette attribution d’un "chef" à la FAI est tellement ridicule qu’elle se passe de commentaire. Il est vrai que la référence utilisée par l’autrice pour son passage concernant la CNT et la FAI est... une biographie de Franco ! Ça ne s’invente pas.

Quelques pages de plus et nous apprenons que "les anarchistes et les socialistes" invoquent "le manque d’appui et la démoralisation qui règne à l’intérieur" pour ne pas participer au plan de "reconquête" mis en place par le PCE en exil en 1944 (p 82). C’est en parti vrai, mais de la part des libertaires en exil, on peut affirmer qu’ils en avaient surtout assez de se faire trouer la peau par les communistes dont l’objectif était de les éliminer physiquement tout en parlant d’unité. Les témoignages sur cette époque peu glorieuse de la guérilla communiste espagnole en France se trouvent dans "1944, Les dossiers noirs d’une certaine résistance - Trajectoires du fascisme rouge". Editions CES, Perpignan, 1984. Voilà un livre qui gagnerait à être réédité par ceux qui prétendent raconter une histoire qui s’inscrirait dans "celle de tous ceux d’en bas, qui croient en un autre Futur et qui, loin des machineries bureaucratiques, tentent de créer les conditions d’un Possible tout de suite" [9].

Tiré du Combat Syndicaliste numéro 97 de la CNT-AIT de Midi- Pyrénées.


[1] Felipe Matarranz Gonzales - Itinéraire d’un guérillero antifranquiste, de Rita Pinot, éditions No Pasaran, mai 2006.

[2] Faut-il rappeler que, particulièrement à cette époque, les PC sont les agences locales de la police stalinienne ? Une autre anecdote dans la vie de Felipe fait lever les sourcils. Il s’est rendu à Cuba dans les années 80 où, apprend-on (page 132), par le biais d’une cousine, le manuscrit de son premier livre a été publié et "vendu à 10 000 exemplaires en 15 jours". Devant un tel succès -et une telle générosité- "Raul et Fidel Castro le remercieront personnellement pour avoir fait don de ses droits d’auteur aux Troupes territoriales cubaines" (sortes de supplétifs de l’armée cubaine). Comment peut-on être une organisation aussi investie que No Pasaran dans la lutte anti-sécuritaire et faire preuve de tant de complaisance envers la dictature castriste ?

[3] Encart, "PCF, le parti des 75 000 fusillés", récit d’une légende qui a la vie dure, Les collections de l’Histoire, n°27.

[4] "Les fils de la nuit, souvenirs de la guerre d’Espagne (juillet1936-février 1939)", Antoine Gimenez et les Giménologues, coédition L’Insomniaque & Les Giménologues, Montreuil-Marseille, 2006.

[5] L’autrice se permet de vitupérer les "extrémistes" qui ont refusé d’approuver ce pacte de la honte. Parmi les rares organisations "extrémistes" en question, figure la CNT, section espagnole de l’AIT qui n’a jamais capitulé sur ce point comme sur les autres, mais aussi des organisations comme les GRAPO, spécialisées dans la lutte armée. Concernant les GRAPO en question, comment l’autrice peut-elle pousser l’outrecuidance jusqu’à porter un regard aussi péjoratif sur une organisation qui se revendiquait du communisme et de lutte armée anti-franquiste (et dont certains militants sont toujours en prison pour cela), alors qu’elle est en train de faire l’hagiographie d’un individu dont les seuls mérites sont d’avoir été communiste et acteur de la lutte armée anti-franquiste ?

[6] Texte de présentation du réseau "No Pasaran".

[7] Voir le classique "La lutte contre le fascisme commence par la lutte contre le bolchevisme", Otto Rhüle, Living Marxism, Vol. 4, n° 3-Septembre 1939, ainsi que la brochure "Contre l’antifascisme, contre l’Etat", disponible sur http://infokiosques.net.

[8] Abel Paz, Buenaventura Durruti, Les éditions de Paris, page 230.

[9] Préface de No Pasaran.


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