Actualité de l’Anarcho-syndicalisme

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ESPAGNE LIBERTAIRE I

L’organisation ouvrière

samedi 15 septembre 2007

par A. et D. PRUDHOMMEAUX

Introduction Coup d’œil sur l’histoire Un passé grandiose Sous la république Insurrections L’alliance ouvrière L’épreuve décisive Les réalisations immédiates Le problème de la terre La transformation économique L’enseignement libertaire de la révolution espagnole

INTRODUCTION

Tout homme ou femme à qui la liberté n’est pas indifférente doit hommage à ses frères et soeurs d’Espagne, comme au seul peuple qui se soit longuement et désespérément battu pour barrer la route au totalitarisme, et dont la résistance n’ait, depuis lors, jamais fléchi.

De toutes les dictatures d’un type nouveau qui s’établirent en Europe comme suite à la première guerre mondiale de masses, la tyrannie pha­langiste fut, on le sait, la dernière à prévaloir. Ce n’est qu’au terme d’une guerre civile épuisante, qui se prolongea jusqu’en 1939 et fit un million et demi de morts, que le massacreur Franco réussit à consolider son pouvoir sur les régions les plus avancées et les plus peuplées de l’Espagne ; encore n’y parvint-il que grâce à l’intervention ouverte de Mussolini et de Hitler - à la défection piteuse des démocraties occi­dentales - et à la mainmise de Staline sur la situation extérieure et intérieure du secteur républicain espagnol. Des misères et des terreurs de la guerre civile, du blocus économique -.mais aussi de l’étouffement des mouvements émancipateurs ouvriers et paysans, sous le militarisme, le centralisme et l’étatisme rouge importés par Moscou - résulta enfin, sur une terre désertée par cinq cent mille réfugiés politiques, un régime d’obscurantisme forcené. Et en 1939 le chemin se trouva ouvert, après le banc d’essai espagnol, pour la deuxième guerre mondiale, multipliant partout les maux que l’on croyait avoir enfermés, par la politique de neutralité, entre les Pyrénées et la mer.

On ne le, répétera jamais trop : c’est à la vitalité de l’organisation ouvrière, indépendante des partis et des gouvernements, que l’Espagne doit d’avoir succombé la dernière aux formes modernes de l’absolu­tisme ; et c’est à la carence des travailleurs des autres pays européens, bureaucratiquement soumis à leurs politiciens et à leurs dirigeants res­pectifs, qu’est due la catastrophe où l’Espagne laborieuse, puis l’Eu­rope, puis le monde entier se trouvèrent précipités.

Reportons-nous en effet aux heures décisives de 1936 - caractérisées par l’avènement du Front populaire en Espagne, en France, et dans une série de pays - et donnons la parole à un réfugié politique allemand antifasciste, témoin non prévenu :

« Le mouvement ouvrier européen se trouvait en recul depuis des années. Le fascisme triomphant en Italie et en Allemagne avait conduit dans les autres pays à un développement plus ou moins rapide de l’Etat totalitaire. Seule, la classe ouvrière espagnole se tenait sur le terrain de l’offensive. Depuis 1931, elle avait attiré sur elle, d’une façon inin­terrompue, l’attention internationale. Jusqu’en 1933, c’étaient exclusive­ment les anarchistes et anarcho-syndicalistes qui se mettaient en avant par leur activité révolutionnaire et dont les tentatives, même entourées de méconnaissance et d’incompréhension, trouvaient cependant leur écho dans toute l’Europe. Après 1933, se produisit, par contraste avec la réaction gouvernementale, une vague de radicalisation qui révolutionna également les masses non anarchistes du peuple travailleur, et permit enfin à la vigilance ouvrière de remporter la victoire du 19 juillet 1936.

Les événements qui se déroulèrent alors en Espagne représentaient quelque chose d’entièrement nouveau ; en effet, les occupations de terres et d’usines par les travailleurs espagnols n’avaient pas pour but de faire simplement pression sur les propriétaires, les cadres et les pou­voirs publics pour obtenir une amélioration des conditions de travail et de salaire ; elles tendaient bel et bien à la gestion directe des moyens de production et d’échange par tous ceux qui les mettent en œuvre - et, dans le cas des terres laissées en friche ou d’entreprises déficientes, la prise en main avait le caractère d’une véritable mesure de salut social. Handicapée sur le marché mondial des produits agricoles et des produits industriels, soit par une administration parasitaire, soit par la concurrence des pays neufs, l’Espagne bourgeoise n’était capable, ni de secourir ses chômeurs, ni de mettre en valeur son propre sol et d’en tirer sa nourriture. A cela, la réplique de l’Espagne ouvrière et pay­sanne était un acte de justice et de responsabilité, opéré par la base, en dehors de toute bureaucratie et de toute dictature de parti, et pour le­quel le pays devait nourrir le pays. Telle était, dès l’avènement de la république en 1931, la tendance avancée dans les syndicats ; toutefois, les travailleurs espagnols avaient, en général, accordé à leurs nouveaux gouvernants libéraux un certain délai de patience et de misère, dans l’attente de réalisations sociales promises, et qui n’étaient- pas venues. Le choix de ces gouvernants était maintenant, ou bien de se réfugier derrière la faction militaire, cléricale et fasciste qui saurait défendre les vieux privilèges par la terreur, ou bien de s’en remettre à la pro­tection des travailleurs armés, en les laissant organiser et administrer eux-mêmes les secteurs immobilisés de l’économie et des services pu­blics. Il va sans, dire que le trouble était grand dans le secteur libéral et socialiste, porté au pouvoir à nouveau par les élections de février 1936 après une période biennale de noire réaction ; mais la conduite hésitante des bourgeois républicains, plus ou moins avides de réformes, fut en dernier ressort, tranchée par l’audace des éléments extrêmes.

C’était quelque chose d’entièrement nouveau en Espagne et dans le monde et qui ouvrait une ère nouvelle dans l’histoire. Pour la première fois, un peuple entier s’était dressé contre le fascisme. En Allemagne et dans d’autres pays, l’embourbement parlementaire et la fossilisation bu­reaucratique du mouvement ouvrier avaient favorisé la montée de la dic­tature ; en Espagne, la rupture de l’ensemble des travailleurs d’avec les méthodes parlementaires et la politique bourgeoise, permit au peuple tout entier d’opposer une résistance aux généraux. Seconde constatation importante : le développement en Espagne portait comme caractère spécifique l’entrée du pays dans une période de bouleversements sociaux sans que ces innovations profondes se fissent sous le signe de la dictature d’un parti. La transformation débuta, au contraire, par la participation directe des larges masses au processus économique, et la charge des expropriations nécessaires fut endossée par les syndicats ouvriers qui déterminaient d’une façon décisive la construction socialiste. Au point de vue politique, le nouvel ordre, élaboré en première ligne dans le cadre des possibilités et des nécessités de la guerre, ne reposait pas non plus sur la monopolisation du pouvoir par un Etat. Il était basé sur la collaboration démocratique de groupements antifascistes très dif­férents, souvent diamétralement opposés jadis. » Ce fait ne devient compréhensible que par une étude du rôle joué par le mouvement anarchiste en Espagne. Cette étude est le but de cette publication. Il ressort clairement que même le cours du mouvement ouvrier. non anarchiste en Espagne ne peut être saisi qu’à l’aide d’une connaissance suffisante de l’importance qui revient à l’anarchisme dans l’histoire révolutionnaire du pays.

L’organisation internationale à laquelle appartint .dès son origine la. Confederacion Nacional del Trabajo, ou C.N.T., est l’Association Internationale des Travailleurs, la fidèle continuatrice de la Première Internationale en Europe, restée vivante dans la conscience des ouvriers espagnols comme Associacion Internacional de los Trabajadores, et trouvant son expression dans l’anarcho-syndicalisme moderne. Si le mouvement révolutionnaire cherche aujourd’hui de nouvelles voies, si les travailleurs, après la trahison ou l’embourgeoisement de leurs syn­dicats de masse centralistes convertis en instruments des partis poli­tiques, aspirent à de nouvelles formes de rassemblement et à de nouvelles méthodes d’action, ils ne pourront pas passer à côté de l’anar­chisme espagnol, du mouvement du 19 juillet et du programme de l’Association Internationale des Travailleurs. Il faut que le socialisme libertaire, dont l’Espagne saura relever le drapeau, brise partout le joug du socialisme d’Etat, c’est-à-dire du socialisme fasciste. L’avenir du monde ouvrier en dépend !

COUP D’ŒIL SUR L’HISTOIRE

Celui-là seul peut comprendre la situation actuelle en Espagne qu connaît l’histoire du mouvement révolutionnaire de ce pays ; c’est-à-dire de l’anarchisme espagnol. Les points de repère que constituent cette étude pourront contribuer à. dégager la véritable signification des événements espagnols de 1936-1939, face à toutes les falsifications dictées par des intérêts de parti. Le mouvement antifasciste espagnol de résistance à Franco ne saurait être considéré sous l’aspect d’une défense bourgeoise-parlementaire comme la politique du Front Populaire : c’était la première étape de l’émancipation du prolétariat, le commencement de la révolution sociale. Tout historien non prévenu de l’antifascisme espagnol doit partir de cette idée que le mouvement ouvrier ibérique diffère profondément de celui de l’Europe continentale. Aujourd’hui encore, dans la péninsule, l’anarcho-syndicalisme et l’anarchisme conservent un rôle prépondérant dans lé mouvement antifasciste. En Catalogne, leur importance n’a pas diminué. Ceci n’a rien à faire avec l’affirmation aventurée qu’en Espagne « il y a encore des anarchistes parce que c’est un pays arriéré et peu industrialisé ». L’Anarchisme espagnol est précisément l’expres­sion typique des régions avancées d’Espagne. Le mouvement antifasciste actuel se dirige en Catalogne, et de plus en plus aussi dans le reste de l’Espagne, irrésistiblement vers une révo­lution sociale. Mais, il suit une tradition bien différente des insurrec­tions révolutionnaires dans les autres pays européens, et cette tradition est particulièrement riche d’enseignements et d’exemples. Il est donc indispensable d’étudier l’anarchisme espagnol et de réviser à son sujet un grand nombre de préjugés.

La tactique du mouvement antifasciste espagnol, exprimée en une seule devise, est la tactique de l’action directe. Or, ceci est le moyen de lutte de l’anarcho-syndicalisme. Du moment qu’en Espagne cette mé­thode a été employée contre le fascisme à l’instant décisif, c’est toute une nouvelle époque de lutte révolutionnaire et de nouvelles bases qui sont fondées aux yeux du monde. Les illusions parlementaires et poli­tiques de trois quarts de siècle ont été portées au tombeau.

L’Anarchisme espagnol est né au sein du prolétariat industriel cata­lan. Là, s’est formé, vers 1840, un mouvement libertaire dans l’industrie textile et il a trouvé, tout d’abord, son expression pratique dans des coopératives de consommation et de production à tendance proudhonienne. De là aussi, sont sortis les premiers syndicats ouvriers, qui furent frappés d’interdiction en 1854. Cette mesure provoqua la pre­mière grève générale qui mobilisa en Catalogne plus de 40.000 ouvriers. Dans toute l’Espagne, s’est dessiné à cette époque un large mouvement ouvrier de masse basé sur des idées socialistes à tendance anti-étatique. Ce mouvement pratiquait l’action directe comme arme de combat et propageait le fédéralisme selon les conceptions de l’Espagnol Pi y Margall. En 1868, ces organisations entrèrent en contact avec l’Association Internationale des Travailleurs (Associacion lnternacional de los Tra­bajadores) fondée en 1864.

Fanelli, l’ami de l’anarchiste russe Michel Bakounine, parcourut l’Es­pagne à cette époque et c’est avec sa collaboration qu’ont été fondés, à Madrid et à Barcelone, les premiers groupes de l’Internationale en terre ibérique. Un autre centre important du mouvement se créa parmi les travailleurs agricoles de l’Andalousie.

Pendant les mouvements de révolte politiques, en 1868-1869 déjà, la jeune organisation prit position aussi bien contre la monarchie que contre le libéralisme bourgeois - et pour une révolution sociale. Les groupes du mouvement ouvrier espagnol se déclarèrent ouvertement contre le parlementarisme, qu’ils considéraient comme une tromperie des classes possédantes vis-à-vis du prolétariat.

En 1870, se tint, à Barcelone, le premier Congrès ouvrier espagnol. Ainsi fut fondée la « Fédération régionale espagnole de l’A.I.T. », appe­lée en Espagne « l’Internationale ». Cette Fédération groupa d’emblée trente mille ouvriers et se déclara de principes purement anarchistes. Le 19 juillet 1870, Farga Pelticer ouvrit le Congrès de Barcelone par ces paroles : « Le droit, le devoir, la nécessité vécue noue réunissent ici pour que nous arrivions à voir clair sur les problèmes de l’économie sociale. L’émancipation des travailleurs sera l’œuvré des travailleurs eux ­mêmes, disent les statuts de l’Internationale... Tous ceux qui vivent du monopolisme et de l’exploitation, sont intéressés à maintenir éternel­lement notre esclavage. Il n’y a donc aujourd’hui pour toute l’humanité qu’une seule lutte qui ait une signification sociale véritable : c’est la lutte de la misère contre le capitalisme. Or, l’Etat est le gardien et le protecteur des privilèges sociaux et l’Eglise les bénit et les présente comme étant la volonté de Dieu. La seule chose qui nous reste à faire, c’est de trouver les moyens pour noue délivrer de l’esclavage moderne, du salariat, qui est à la base de notre oppression. Il nous faut donc détruire la puissance du Capital, de l’Etat et de l’Eglise, pour cons­truire sur leurs ruines l’Anarchie, la Fédération libre des groupes libres de travailleurs. »

Une résolution de ce Congrès fut particulièrement importante pour le développement ultérieur du mouvement ouvrier en Espagne. Elle traite le sujet « l’Internationale et la politique ». :

’« Tous les efforts des peuples pour conquérir le bien-être et qui se basent sur le maintien de 1’Etat non seulement n’ont mené à aucun résultat, mais se sont brisés partout et toujours contre l’Etat. L’auto­rité et le privilège sont les piliers les plus solides de l’ordre social actuel basé sur l’injustice ; leur destruction et l’édification d’un nouvel ordre social d’égalité et de liberté sont nos tâches. Toute participation de la classe ouvrière à la politique d’Etat de la bourgeoisie équivaut dans tous les cas à une consolidation de l’ordre social existant, qui paralyse faction révolutionnaire socialiste des travailleurs. Le Congrès recom­mande donc à toutes les organisations de l’Internationale de renoncer à toute collaboration avec 1’Etat ; il les appelle à concentrer leur activité autour de l’organisation fédéraliste des producteurs, qui seule pourra assurer le succès de la révolution sociale. Cette organisation fédéraliste est la véritable expression des intérêts du travail et doit se faire en dehors de tout gouvernement. ».

Dans cette résolution se dessine déjà clairement la ligne de déve­loppement qui est suivie aujourd’hui encore par la C.N.T. et par la F.A.I. Jusqu’à la deuxième décade du vingtième siècle, n’a existé à côté de la vieille Fédération Régionale espagnole aucune autre organisation sérieuse de masse des ouvriers espagnols de la ville et des champs.

En 1871, le second Congrès de l’Internationale dut se réunir illéga­lement. L’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme espagnols ont vécu, jus­qu’au début de 1936, presque exclusivement dans l’illégalité. Monarchie, dictature et démocratie bourgeoise ont employé toutes leurs forces à étouffer la tendance vers la révolution sociale en Espagne. C’est seule­ment après que l’U.G.T. réformiste et le Parti Socialiste qui la domine eurent subi pendant trois ans une certaine radicalisation, que se constitua en Espagne un front révolutionnaire plus large, qui a réuni les deux seules grandes organisations de masse, C.N.T. et U.G.T., dans une alliance ouvrière.

En 1872, les délégués espagnols avaient pris part au Congrès de l’Internationale à la Haye, où ils s’étaient définitivement dressés contre les conceptions étatistes-centralistes de Karl Marx et tous s’étaient joints à l’aile bakouniniste, anti-autoritaire, de l’Internationale. Déjà, les ouvriers espagnols avaient adopté une attitude très sceptique vis-à-­vis du Conseil Général à Londres, qui n’avait que des intérêts pure­ment politiques. Ils avaient essayé de faire comprendre aux travailleurs des autres pays leur conception propre de prise en charge de l’économie par les organisations constructives et productives. Vers 1870 déjà, les organisations ouvrières espagnoles procédaient à des travaux prépa­ratoires de statistique et de structure pour une réorganisation socialiste de l’économie. Cette tentative fut ridiculisée,à l’époque par les socia­listes à tendance politique.

UN PASSE GRANDIOSE

Au Congrès de la Fédération Régionale à Cordoue, en 1873, se trou­vaient représentés trois cent mille ouvriers espagnols, répartis entre deux cent soixante-trois localités. Cette grande organisation conservait sa position contre l’idée d’un « Etat ouvrier » - si influente sur les révolutionnaires des autres pays qu’elle détournait vers la politique et la conquête des pouvoirs publics. « A la place de cette conception (écrit Carbo), elle plaçait l’idée d’une libre fédération des associations industrielles et économiques, sans fron­tières artificielles et sans aucun organisme d’Etat. Ce but a guidé la classe ouvrière espagnole dans toutes ses luttes pour un avenir meilleur. On avait reconnu que l’engrenage de l’appareil d’Etat devait être dé­truit à fond avant qu’on puisse parler de libération véritable. Ainsi, la lutte des travailleurs pour leur libération économique du joug capi­taliste minait en même temps l’Etat. De cette façon, le mouvement a acquis ce caractère anti-autoritaire frappant qui lui est resté jusque aujourd’hui. »

Pendant la première république espagnole, en 1873, l’organisation revendiqua son but social révolutionnaire, critiquant le fédéralisme purement politico-bourgeois. En 1874, après la nouvelle montée de la réaction, l’Internationale fut interdite et déclarée hors la loi. Pendant sept ans, le mouvement vécut dans l’illégalité complète. Les marxistes croyaient que le groupe social-démocrate, fondé à Madrid en 1871, pour­rait bénéficier de l’héritage- anarchiste. Mais il en fut autrement. Dans les premières années déjà qui suivirent l’illégalité, le mouvement se réorganisa et réunit à nouveau cinquante-huit mille membres sur les bases d’un programme anarchiste et insurrectionnel. C’est à ce moment que s’ouvrit une époque de lutte de classes profonde, qui provoqua des poursuites impitoyables. Vers l’année 1890, l’anarchisme se voyait dans l’obligation de lutter contre ses oppresseurs par des actes terroristes devenus célèbres. Un grand nombre d’anarchistes furent exécutés après des tortures effroyables (procès de Montjuich).

Il est complètement faux de considérer le terrorisme comme le moyen de lutte propre à l’Anarchisme. Dans des circonstances spéciales, l’anar­chisme espagnol s’en est servi comme l’ont fait tous les mouvements politiques. Mais l’anarchisme lui-même, et spécialement la C.N.T. anar­cho-syndicaliste, veulent réaliser précisément faction directe organisée des masses comme base d’une société nouvelle.

Au cours des années de persécution d’une part, de discussion idéolo­gique de l’autre, l’organisation de l’anarchisme espagnol s’était relâchée, quelque peu. Ce n’est qu’en 1907 que commença une réorganisation plus serrée de tout le mouvement. Sur l’initiative de la Catalogne, les diffé­rentes fédérations régionales reprirent un contact étroit. A Barcelone fut créé le journal Solidaridad Obrera, quotidien depuis 1916, et qui est resté jusqu’en juillet 1936 le seul quotidien ouvrier en Catalogne.

Le mouvement anarchiste représentait toujours, au début du XX siè­cle, la seule grande organisation ouvrière du pays, bien qu’entre temps (vers 1880), l’U.G.T. social-démocrate ait fait son apparition. Les anar­chistes se trouvaient à la tête de nombreuses luttes importantes menées par les ouvriers espagnols.

En 1909, éclata à Barcelone l’insurrection anarchiste contre la guerre du Maroc, connue sous le nom de « Semaine Tragique de Barcelone ». Les masses populaires proclamèrent la grève générale, descendirent armées dans la rue, empêchèrent l’embarquement des troupes et brû­lèrent soixante églises et cloîtres. Le mouvement fut écrasé dans le sang. Francisco Ferrer, le fondateur d’une organisation libertaire d’Ecoles Modernes, accusé d’être l’instigateur intellectuel de la révolte, fut exécuté avec quelques autres anarchistes à Montjuich.

En 1911 fut fondée, à Madrid, la C.N.T. (Confederacion Nacional del Trabajo), qui, basée sur les traditions fédéralistes d’Espagne et sur les idées anarchistes, s’est donné un programme anarcho-syndicaliste. Le syndicat ouvrier autonome, indépendant de toute politique, forme la base de l’anarcho-syndicalisme moderne. Il se sert de tous les moyens de lutte, de l’action directe organisée, et combat pour une transforma­tion socialiste de la société, caractérisée par la prise en charge de l’éco­nomie et la défense de la révolution par les travailleurs eux-mêmes. Il n’admet dans cette lutte aucune intervention de l’appareil politico-­bureaucratique et de la classe exploiteuse. L’anarcho-syndicalisme est donc anarchiste et dirigé contre l’Etat et la propriété privée.

Pendant la guerre mondiale, la C.N.T. a gardé son attitude anti­militariste internationaliste. Au cours de ces années de guerre, de nom­breuses grèves furent déclenchées en Espagne, parfois en commun avec l’U.G.T. Mais celle-ci, simple instrument dans les mains de la social-­démocratie, restait constamment prisonnière dans le cadre limité par la politique parlementaire bourgeoise.

La fin de la première guerre mondiale est marquée par un fort mou­vement de croissance de la C.N.T. Le patronat menacé organise les syndicats jaunes « Sindicatos libros » pour combattre la C.N.T. En même temps, il met sur pied une centrale d’assassins à seule fin d’ex­terminer la C.N.T. en Catalogne. En quelques années seulement, 400 militants de la C.N.T. tombèrent sous les coups de cette clique du patronat et les anarchistes répondirent par les mêmes moyens. En 1919, la C.N.T. organisa ses grèves les plus larges, qui furent suivies d’une vague de répression terrible. A ce moment, le gouvernement catalan fit une première tentative, qu’il devait renouveler en 1931, pour faire dé­vier le mouvement vers le réformisme et la collaboration de classes. II noua des relations avec quelques éléments qui se trouvaient à la tête de la C.N.T. pour arriver à ses fins. Ces tentatives échouèrent. En 1919, eut lieu le deuxième congrès de la C.N.T. Environ 714,000 ouvriers espagnols y étaient représentés. Le congrès ratifia, une nou­velle fois, le programme anarcho-syndicaliste et établit, comme but final de la lutte, le communisme libertaire (Communismo libertario). Le congrès décida, en outre, que les syndiqués qui remplissaient une fonc­tion dans la vie politique ou dans un parti politique ne pouvaient pas occuper un poste responsable dans la C.N.T.

Au cours des années qui suivirent, la C.N.T. atteignit le point culminant de sa puissance. Les politiciens et le patronat tentèrent tout pour détruire cette organisation importante. Mais, Primo de Rivera lui­ même, avec sa dictature fasciste, ne parvint pas à en venir à bout. Pen­dant les sept années de dictature, la C.N.T. réalisa de nombreuses actions syndicales et grévistes. Plusieurs de ses militants les payèrent de leur vie : ils furent exécutés. Il convient de rappeler que les socia­listes « politiques » s’associèrent à cette répression. Leur chef, Largo CabalIero, fit partie du ministère Primo de Rivera, au cours de la deuxième étape de la dictature, en qualité de Conseiller d’Etat au Travail.

De grandes grèves précipitèrent enfin l’effondrement de la dictature. La C.N.T, se releva. Les sociaux-démocrates formèrent le gouverne­ment de la république en collaboration avec les républicains. Le premier ministre républicain du travail fut... Largo Caballero. Les élections de l’été 1931 avaient apporté, pour la première fois, à son parti, un nombre appréciable de sièges au parlement, parce que ses candidats s’étaient fait porter sur les listes bourgeoises. Ce fut là le point de départ du développement de l’U.G.T., qui devenait, de 1931 à 1938, une espèce de syndicat d’Etat destiné à être proclamé syndicat obligatoire de la classe ouvrière espagnole. Elle pouvait distribuer des milliers et des milliers de places de fonctionnaires au sein de l’Etat bourgeois.

SOUS LA RÉPUBLIQUE

En juin 1931, la C.N.T. tint son congrès de réorganisation. II grou­pait les délégués de 640.000 membres. Le congrès adapta une série de résolutions sur les questions d’organisation et de tactique (rassemble­ment des syndicats en fédérations d’industrie, mots d’ordre pour le pro­létariat rural, etc.) et réaffirma son idéal anarcho-syndicaliste. Cette déclaration devait lui attirer l’hostilité des politiciens et de tous ceux qui confondent la. conquête de l’assiette au beurre dans la république avec l’émancipation sociale du prolétariat. Des nouvelles persécutions s’abattent sur nos camarades. De 1931 à 1933, pendant l’époque « démo­cratique >, environ 800 ouvriers de la C.N.T. sont assassinés par la police et jusqu’en mai 1936, il est impossible à la C.N.T. de réunir un nouveau congrès. Les périodes de légalité, de semi illégalité et d’illégalité complète se succèdent à brefs intervalles. La C.N.T. compte en moyenne, au cours de ces années, un million d’ouvriers révolutionnaires. Ces travailleurs forment le noyau actif de la classe ouvrière espagnole. Un groupe réformiste réussit toutefois, en 1933, sous la conduite de Pestana et avec l’aide de politiciens bourgeois, à provoquer la scission d’un certain nombre de syndicats oppositionnels. Cette perte affaiblit momentanément la C.N.T, en Catalogne et dans le Levant. Mais ces associations rentreront dans la C.N.T. en 1936, désavouant Pestana.

La république poursuit la destruction de la C.N.T. par différentes voies. Une nouvelle loi sur les associations, en date du 8 avril 1932, soumet tous les syndicats au contrôle de l’Etat et à son arbitrage dans les conflits du travail. Mais ce projet n’obtient pas le succès escompté. La C.N.T. reste fidèle à l’action directe. Elle n’accepte pas l’arbitrage officiel bien qu’il fût rendu obligatoire ; elle se refuse à déposer ses listes d’adhérents à la police comme le gouvernement veut l’y contrain­dre, et il est impossible de la dissoudre. A la fin de la domination républicano-socialiste en été 1933, une nouvelle tentative se fait jour d’asséner le coup de grâce à la C.N.T. : le parlement vote la « loi contre le vagabondage >. Les autorités veulent s’en servir pour faire interner les militants actifs dans des camps de concentration comme éléments instables et « socialement dangereux » (formule créée par la loi en question). Contre des hommes comme Ascaso et Durruti, une inculpa­tion de ce genre est prononcée. Encore en 1936, sous le règne du Front Populaire, des étrangers antifascistes étaient incarcérés, des mois durant, à Barcelone, en application de cette loi scélérate. Et en 1935, au moment de la domination Lerroux-Gil Robles, elle fut même exploi­tée contre le parti de ceux qui l’avaient créée.

Au cours des années 1931-1936, la Confédération avait mené une série de grandes grèves qui, toutes, furent déclarées illégales par le gouver­nement du moment, qu’il fût de droite ou de gauche. Peu après l’effon­drement de la monarchie, éclata la grande grève des ouvriers du télé­phone. Les revendications de la C.N.T. étaient les suivantes : augmen­tation des salaires et abolition des hauts traitements, sans changement des prix pour les usagers. Le gouvernement des républicains de fraîche date combattit la grève, engagea des jaunes de l’U.G.T. et transforma le mouvement en lutte politique. Le ministre Maura interdit à la Com­pagnie d’entrer en pourparlers avec les grévistes, et le ministre Prieto lui promit une indemnité, versée par la caisse d’Etat, pour les pertes subies. A la même époque, l’assassinat d’un militant de la C.N.T. par la police provoqua à Séville un sursaut de révolte dans la population. Dans les rencontres qui eurent lieu, vingt ouvriers furent abattus par les balles de la police, quatre prisonniers fusillés au cours d’une « ten­tative de fuite » et, pour finir, l’artillerie bombarda, sur l’ordre du gouvernement républicano-socialiste, la maison où se trouvait le local de la C.N.T. Telle fut la lune de miel de la république. Les événements qui sui­virent ce début prometteur de l’été 1931 se maintinrent fidèlement dans la voie tracée. Les grandes grèves et les rencontres fréquentes avec la police restaient toujours à l’ordre du jour. Citons, comme exemple, la grève générale grandiose de Saragosse, au printemps de l’année 1934, qui dura cinq semaines. Un mouvement de solidarité immense s’orga­nisa spontanément à Barcelone en faveur des enfants des grévistes. Mais le gouvernement de Catalogne fit tirer sur la foule pacifique qui atten­dait l’arrivée des enfants de Saragosse devant les locaux de Solidaridad Obrera. Un ouvrier fut tué... Dans la majorité des cas, les grèves des ouvriers de la C.N.T. étaient couronnées de succès, moralement et matériellement. Un grand nombre d’entre elles furent déclenchées pour des raisons de solidarité : diminution du temps de travail pour faire embaucher des chômeurs, etc. Dans toutes les luttes syndicales de la C.N.T., les revendications morales et de solidarité revêtaient une plus grande importance que les revendications matérielles. Là réside la grande différence entre le mouvement ouvrier anarcho-syndicaliste en Espagne et les mouvements de socialisme étatique en Europe centrale.

Des actions de boycott et de sabotage furent également menées à bonne fin. Une brasserie de Barcelone, qui avait licencié un certain nombre d’ouvriers de la C.N.T., fut acculée à la ruine par un boycottage de plus d’un an, organisé dans toute l’Espagne. Elle dut se résigner à payer de forts dommages au syndicat et à réembaucher tous les ouvriers licenciés. - En décembre 1933, 400 employés de tramway anarcho­syndicalistes furent jetés à la rue, après une grève formidable des transporta de quatre semaines, et remplacés par des syndiqués réfor­mistes. Pendant deux ans, les actes de sabotage contre les tramways, les autobus, etc..., se succédaient à Barcelone. Une nuit même, on vit dé­valer des tramways en feu, tous freins desserrés, le long des artères principales de la ville. Gil Robles déclara l’état de siège à Barcelone. Mais en vain ! Au début de l’année 1936, enfin, les licenciés obtinrent satisfaction ; ils rentrèrent tous à la compagnie des transports. Ainsi, la C.N.T a lutté dans des milliers de cas avec une persévérance et un courage inouïs, partout où le droit des ouvriers était foulé aux pieds.

Plusieurs fois, il y eut des révoltes ouvertes contre l’Etat, avec comme but immédiat la réalisation du communisme libertaire. Cette orientation débuta par le soulèvement de Figols en Catalogne, qui fut brisé. Par mesure de répression, le gouvernement républicano-socialiste fit dépor­ter 120 anarchistes catalans dans les terres de fièvre africaines, où plusieurs camarades succombèrent. En janvier 1933 éclata, dans quel­ques régions d’Espagne, une nouvelle révolte. Elle fut écrasée, après l’effroyable tragédie de Casas Viejas, où la police se livra à un mas­sacre odieux, obéissant aux ordres gouvernementaux : « Pas de bles­sés ! » « Pas de prisonniers ! » Mais c’est le soulèvement de décembre 1933 qui peut être considéré comme le mouvement le plus grandiose de la C.N.T.

Avant de le décrire, rappelons bien les faits suivants : La lutte destructive contre la C.N.T. était menée par tous les moyens. Tout était bon : la violence brutale et la calomnie ! L’année 1933 déjà, marque la naissance de cette campagne de calomnies, organisée par des éléments ignorants ou de mauvaise foi, dirigés par des offices gouver­nementaux. Les organes des partis de gauche ne manquaient pas d’insi­nuer que la C.N.T. travaillait à la solde du fascisme. Pour donner un exemple des procédés employés, nous mentionnons le complot « monarco­anarchiste » contre la république, soi-disant découvert par le gouverne­ment Azana, peu avant sa chute, et qui fut « mis à jour », dans tout le pays avec force bruit. La préfecture de police de Madrid répondit aux interrogations des journalistes que seul le ministère de l’Intérieur était instruit du caractère de ce complot. Le ministre de l’Intérieur, par contre, dit à ces mêmes journalistes : « Je n’ai pas parlé de complot ». « Mais la presse en à parlé », firent remarquer les journalistes. Et le ministre de rétorquer : « Vous devez considérer que je n’écris pas pour la presse ». Malgré cela, la calomnie avait fait son œuvre. En juin 1936 encore, les républicains barcelonais de bonne teinte vous chuchotaient à l’oreille que la C.N.T. et les fascistes collaboraient pour mener une attaque contre la république. Or, la C.N.T. et la F.A.I., qui n’avaient jamais ambitionné la gloire personnelle, ni des postes dans la bureaucra­tie, poursuivirent leur lutte désintéressée pour la cause des travailleurs et contre toute oppression, en face des calomnies les plus grossières. Elles se taisaient, n’ayant pas la possibilité de démentir, dans l’Europe tout entière, les bruits infâmes qui couraient. Le 19 juillet, les com­pagnons montèrent sur les barricades et firent ce que la F.A.I. et la C.N.T. avaient toujours préconisé. D’un seul coup, les persécutés, les calomniés, les suspectés se trouvaient à la tête du peuple parce qu’ils étaient les plus courageux, les plus aptes à l’action.

INSURRECTIONS

Revenons maintenant au mouvement de révolte de décembre 1933. En 1933, on préparait les nouvelles élections. Les anarchistes et les anarcho-syndicalistes lancèrent le mot d’ordre : « Ne votez pas ! Préparez-vous à la révolution sociale ! » Ils essayaient de convaincre le peuple du fait que le parlementarisme affaiblit la force active du peuple et le rend inapte à la lutte directe contre le fascisme (comme le montre l’exemple allemand). Les socialistes eux-mêmes déclaraient, en 1933 : « Si la droite l’emporte aux élections de cet automne, la lutte décisive dans la rue doit être déclenchée. » L’issue des élections provoqua une aggra­vation aiguë de la situation. Une grande effervescence régnait dans la classe ouvrière. Dans cette atmosphère trouble éclata l’insurrection de décembre. C’était le troisième soulèvement révolutionnaire sous la république, et le premier dirigé officiellement par la C.N.T. anarcho-syndicaliste. II dépassait, en portée, tous les mouvements révolution­naires que l’Espagne avait connus dans le passé. Son but ne fut non seulement la lutte contre le danger fasciste, mais une transformation sociale complète. La proclamation de la C.N.T. disait : « Les ouvriers organisés occupent les usines et les ateliers, prennent possession des moyens dé production et les mettent sous le contrôle des comités d’usines. Le commerce et les magasins tombent sous le contrôle de comités orga­nisés par quartiers. Ces comités ont la tâche de distribuer les produits et d’assurer le ravitaillement de la, population. Les banques sont sur­veillées par les comités révolutionnaires ». Le mouvement atteignit sa plus large portée et sa plus grande profondeur dans l’Aragon, où les paysans et les ouvriers luttèrent, partout, les armes à la main. Le dra­peau noir et rouge des anarchistes flottait sur les édifices publics et les usines. A Saragosse, la lutte dans les rues dura cinq jours. La grève générale fut déclarée dans l’Espagne entière. Mais, malheureusement, l’insurrection resta limitée à quelques localités et leurs environs ; l’Ara­gon se trouva isolé et fut vaincu. La passivité des masses social-démo­crates démentit la promesse, faite par leur parti, de descendre dans la rue au cas d’une victoire électorale des droites.

Des milliers et des dizaines de milliers de militants furent jetés en prison, un procès fut échafaudé contre le Comité Révolutionnaire et suivi de nouvelles déportations dans les bagnes africains.

La situation en Espagne devenait de plus en plus menaçante. Peu à peu, la conviction que seule une entente entre la C.N.T. et .l’U.G.T. pouvait arrêter le danger fasciste, fit son chemin dans les esprits. En février 1934, une assemblée secrète de la C.N.T. décida donc d’adres­ser à l’U.G.T. un appel pour la collaboration des deux organisations. La résolution adoptée par la C.N.T. invitait l’U.G.T. à prendre offi­ciellement position sur l’entente possible entre les deux grandes organi­sations ouvrières en Espagne et déclarait, en même temps, que, pour la C.N.T., il ne pouvait pas être question d’une collaboration avec des partis politiques, ceux-ci aspirant à une dictature sur les ouvriers et non au socialisme ouvrier venant de la base. L’U.G.T. ne répondit pas à ces propositions de la C.N.T. de février 1934. Ce silence doit être considéré comme une des raisons qui ont entraîné et conditionné l’isole­ment des Asturies révolutionnaires au mois d’octobre de la même année.

Il y eut des alliances ouvrières dans différentes parties de l’Espagne. Mais celles-ci, formées avec la tolérance et le soutien des modérés, n’en­globaient que des groupes et groupuscules du mouvement ouvrier à l’exclusion de la C.N.T. Seulement aux Asturies, se réalisa une véritable alliance ouvrière, c’est-à-dire un pacte entre les deux grandes organi­sations : la C.N.T. et l’U.G.T. Cette alliance a porté ses fruits.

Le 4 octobre 1934, quand les ministres du parti de Gil Robles en­trèrent pour la première fois dans le gouvernement de la république, l’Espagne vit un mouvement de protestation de la gauche politique. Ce soulèvement prit un caractère séparatiste en Catalogne, un caractère prolétarien révolutionnaire dans les Asturies. A Barcelone, le mouve­ment de protestation contre le gouvernement Lerrous-Gil Robles débuta par l’arrestation en masse des militants anarchistes et l’interdiction de Solidaridad Obrera. La police et les partisans armés du gouvernement de gauche imposèrent ensuite la grève générale et des milliers de jeu­nes de la gauche catalane descendirent armés dans la rue.

Au matin du 6 octobre, la C.N.T. fit distribuer un manifeste, appe­lant les ouvriers à la protestation contre le fascisme espagnol, mais sans, cependant, soutenir les buts bourgeois et séparatistes. A ce mo­ment, la C.N.T. était illégale en Catalogne ; ses syndicats étaient fer­més, depuis dix mois, par la police. La fédération locale lança donc le mot d’ordre d’aller rouvrir à tout prix les syndicats, dans la journée du 6 octobre. Cet appel fut suivi, mais les ouvriers furent immédia­tement attaqués par la police. Devant le local du syndicat du bois, un combat de rues s’engagea. Le ministre de l’Intérieur, Dencas, préconisait une « lutte contre le fascisme » basée sur la destruction de la C.N.T. et de la F.A.I. ! Il en résulta la défaite ridicule, sans lutte, du mouve­ment séparatiste. La C.N.T. et 1a F.A.I. ont survécu à la gloire de M. Dencas qui se réfugia, dès l’engagement de la lutte antifasciste catalane au mois de juillet 1936... en Italie mussolinienne, où était sa vraie place.

Le mouvement prit un cours bien différent aux Asturies. Là, il se transforma en révolution sociale ouverte. Socialistes et anarchistes combattaient côte à côte ; les meilleurs compagnons de la C.N.T. tombèrent dans la lutte. Un mouvement de conseils d’ouvriers et de paysans se répandit dans les Asturies ; mais la réaction de Lerroux—Gil Robles l’écrasa dans le sang. La lutte aux Asturies marqua un grand pas en avant, comparée à l’insurrection de décembre 1933 en Aragon : car l’U.G.T. et la C.N.T. y combattirent, pour la première fois, épaule contre épaule ; l’U.G.T. rompit, pour la première fois également, avec le passé réformiste de ses chefs et celui du parti socialiste. La C.N.T. joua dans cette lutte un rôle éminent. Malgré ce fait, des écrivains à re­nommée internationale ont osé émettre l’accusation éhontée que les anarchistes avaient trahi la révolution aux Asturies. La gloire d’avoir répandu ce mensonge, et de ne pas l’avoir démenti depuis, revient à M. Ilia Ehrenbourg.

Après une période de répression terrible, la C.N.T. a pu entreprendre, au printemps 1936, la réorganisation de ses cadres démolis. Entre temps, l’idée d’une entente entre l’U.G.T. et la C.N.T. avait gagné du ter­rain. Des milliers et des milliers de prisonniers des deux tendances, victimes de la législation républicano-socialiste maniée par les Lerroux et les Gil Robles, remplissaient les prisons et les bagnes. De nouvelles élections se préparaient. La C.N.T. prit position en face de la situation. Une grande partie des masses travailleuses, qui avaient perdu toute confiance dans le parlementarisme en tant qu’arme de la lutte sociale en présence du fascisme, invoquaient un seul argument en faveur de la participation aux élections : par une « victoire des gauches », l’amnis­tie pouvait être arrachée. La C.N.T. ne voyait pas une nécessité parti­culière de combattre cette opinion. D’un autre côté, elle avait compris clairement qu’il importait avant tout, pour le moment, de créer une atmosphère amicale de rapprochement et de compréhension entre les masses de la C.N.T. et de l’U.G.T. Elle mena donc son travail d’édu­cation habituel contre le parlementarisme et toutes les illusions poli­tiques de parti avant les élections de février ; mais, elle renonça pour cette fois à mettre l’accent sur le mot d’ordre : « Ne votez pas ! ». Elle pouvait le faire parce que la ligne de développement général du mouvement ouvrier espagnol était clairement visible : les masses, qui votaient sous l’impulsion du mot d’ordre : « Pour nos prisonniers ! », avaient perdu depuis longtemps toute foi dans le parlementarisme. La tactique de l’action directe, préconisée depuis des années par la C.N.T. devant des sourds, en apparence au moins, trouvait des adeptes dans les rangs de l’U.G.T. et fut appliquée plus largement de jour en jour. L’Espagne réagit, au moment critique de l’approche du danger décisif, d’une façon fort différente de celle des pays de l’Europe centrale. Ceux-­ci ne connaissaient que leurs organisations de masse purement parle­mentaires-centralistes. Mais le fait qu’un mouvement combatif anti­autoritaire avait mené, pendant près d’un siècle, d’innombrables actions directes contre l’oppression et l’exploitation, n’avait pas manqué de faire impression sur les masses de la péninsule. En face du danger suprême, les ouvriers espagnols adoptèrent une attitude autre que les ouvriers allemands. Ils n’attendirent pas les chefs, ils ne firent pas confiance aux manœuvres politiques du gouvernement de Madrid, ils entrèrent dans la lutte.

L’ALLIANCE OUVRIERE

Du .1 au 10 mai 1936, a lieu à Saragosse le Congrès de la C.N.T. Bien que l’organisation ne soit reconstituée légalement que depuis quel­ques mois à peine, elle voit affluer les délégués d’environ sept cent cinquante mille syndiquée.

Des problèmes importants sont en discussion. Les délégués procla­ment, une nouvelle fois, le « communisme libertaire » comme but final de la C.N.T. Ils résolvent le problème de l’unité de la Confédération, en accord avec les délégués présents des syndicats oppositionnels exis­tant en Catalogne et dans le Levant. Ces syndicats rentrent au sein de la C.N.T. De même, l’ensemble des délégués prend position en faveur de l’Alliance ouvrière.

L’idée fondamentale du Congrès est la suivante : « La C.N.T. ne lutte pas pour un socialisme bureaucratique à réaliser dans les minis­tères à coups de décrets, mais pour un socialisme syndicaliste de la base. Le problème de la révolution sociale est mis immédiatement à l’ordre du jour par la nécessité de la lutte contre le danger fasciste. Cette lutte défensive, de même que la révolution, ne peut être menée que par la C.N.T. et l’U.G.T. alliées, et non par une des deux organi­sations isolées ; les expériences des dernières années l’ont prouvé. La domination d’une de ces organisations sur l’autre est impossible. Elles doivent s’entendre. En premier lieu, elles doivent combattre en com­mun le fascisme par l’action directe. En second lieu, elles doivent dé­fendre en commun la révolution sociale qui naîtra de la défaite du fascisme. En troisième lieu, les travailleurs des diverses régions, consi­dérées comme autonomes, décideront seuls du régime social en Espagne. Les régions pourront avoir une structure différente répondant à la volonté des travailleurs qui les habitent. Les minorités s’y engageront à une collaboration loyale avec les majorités. Il ne peut, en aucun cas, être question d’une dictature, mais seulement d’une démocratie ouvrière révolutionnaire socialiste de l’Espagne », comme l’affirme l’un des mili­tants les plus en vue de la C.N.T., Orobon Fernandea (mort peu avant le putsch fasciste).

Le Congrès décide enfin de limiter autant que possible au minimum les luttes pour des buts immédiats, les grèves et les actions partielles et de concentrer toutes les forces pour la lutte décisive.

La C.N.T. a reconnu clairement, dès le début de 1936, ce qu’il im­portait de faire pendant les mois à venir. Son attitude tactique bril­lante, son sentiment sûr des possibilités et des nécessités du moment, se firent jour pendant les premiers mois de l’année et éclataient, à Sara­gosse, dans toutes les discussions des camarades. C’est cette clairvoyance qui, permit le 19 juillet â la C.N.T. et à la F.A.I. de prendre une position aussi prépondérante dans l’Espagne tout entière et particuliè­rement en Catalogne et dans le Levant, au moment de la lutte contre le fascisme. Et c’est ainsi, qu’au moment critique de l’attaque fasciste en Catalogne, l’appel « Viva la F. A. I. ! » a pu devenir le cri de rallie­ment de tout un peuple. Du mois de février au mois de juin, l’Espagne vit déferler une vague de grèves spontanées que la C.N.T. cherchait à canaliser. Mais les masses entrèrent en action elles-mêmes, le mouvement débordait. Le régime de Front Populaire, incapable, ne pouvait se décider à rien, tandis que les ouvriers syndicalistes et socialistes d’un côté, et le fas­cisme de l’autre, se préparaient au coup décisif. Là se trouvaient les fronts véritables de la lutte en Espagne, et non pas entre un soi-disant gouvernement légal et des putschistes militaires quelconques. Les combats de juillet avaient été annoncés par des milliers et des milliers de grèves générales et partielles dans le pays, qui toutes apportèrent des victoires inouïes aux travailleurs. En Catalogne, par exemple, les ou­vriers syndicalistes licenciés sous les régimes précédents, de droite ou de gauche, furent réembauchés. La même chose se produisit à l’échelle de l’Espagne entière pour les ouvriers combattants du mouvement d’oc­tobre 1934. Des améliorations sociales furent arrachées. Des mouve­ments d’unité antifasciste se faisaient jour : la C.N.T. à Madrid, bien qu’en minorité, entraîna la classe ouvrière dans une large grève générale de protestation contre le fascisme, la plus étendue que la capitale madrilène n’avait jamais ’connue. Simultanément éclatent le complot fasciste et l’action de défense des travailleurs et des républicains. La Catalogne et le Levant marchent à la tête de l’Espagne libre. Un mouvement populaire antifasciste se forme. Ce mouvement n’a rien de commun avec ce qu’on appelle Front Populaire, dans les autres pays et aussi en Espagne. II ne s’agit pas d’une coalition des partis politiques en vue du maintien d’une certaine portion de pouvoir en faveur des partis de « gauche », le tout basé sur la sauvegarde du capitalisme. Dans le mouvement de lutte contre le fascisme, l’alliance ouvrière est devenue une réalité sans passer par la voie bureaucratique. (La C.N.T. avait adressé immédiatement après le Congrès sa proposition officielle d’alliance ouvrière à l’U.G.T. Le secrétaire général de l’U.G.T. répondit à la C.N.T. que le comité exé­cutif de son organisation approuvait la proposition cénétiste et qu’il préparait un referendum dans les rangs de l’U.G.T. à ce sujet. Le 19 juillet accéléra les choses).

Au milieu du mois de juillet encore, le régime d’Azana veut arrêter le putsch fasciste par des concessions à la réaction. Le gouvernement Casarès Quiroga démissionne et l’homme de l’aile droite du soi-disant Front Populaire, Martinez Barrios, est chargé de constituer un cabinet de réconciliation avec les cléricaux. Mais Barrios ne peut prendre charge de ses fonctions. Le peuple se dresse avec indignation contre cette manoeuvre. Il prend sa cause en ses propres mains ; il emploie instinctivement, à ce moment historique de l’histoire espagnole et euro­péenne, les armes que la C.N.T. a fait connaître su travailleur espa­gnol : l’action directe, la grève générale et la lutte armée dans la rue.

La Catalogne et le Levant sont les premiers à tirer les conséquences de l’action défensive antifasciste ; ils l’élargissent et en font la première phase de la révolution sociale.

L’EPREUVE DECISIVE

Les comités antifascistes se saisissent en Catalogne et dans le Levant de tout le pouvoir public. Tout d’abord est formé un Comité des milices, ensuite un Comité de ravitaillement et, enfin, un Conseil économique antifasciste. Dans chacun de ces comités, les diverses tendances anti­fascistes ont leurs représentants : C.N.T. (3), F.A.I. (2), U.G.T. (3), Petits paysans (1), Parti socialiste-communiste unifié P.S.U.C. (1), Com­munistes oppositionnels P. 0. U. M. (1), Républicains (4). La C.N.T. anarcho-syndicaliste concède une représentation paritaire au syndicat socialiste U.G.T., pour fonder les bases de l’Alliance ouvrière. Animée du même esprit, la C.N.T. demande la formation d’organes paritaires de lutte antifascistes dans toute l’Espagne et dans toutes les régions. Dans ces organes, les deux grandes organisations syndicales devront toujours jouir de l’égalité numérique. La C.N.T., en compensation de son attitude en Catalogne, obtient cette égalité dans les régions où l’anarcho-syndicalisme représente une minorité en face des syndicats socialistes. Plus tard, les différents comités seront remplacés par un nouveau conseil exécutif de la Généralité en Catalogne, considéré comme l’organe placé à la tête du grand mouvement populaire anti­fasciste et non comme un gouvernement de parti de l’ancien style. Les rapports de forces y sont semblables à ceux des précédentes for­mations. A côté du nouveau conseil, le Conseil économique subsiste. Son programme économique a été accepté par le nouvel organe. Dans toutes les communes de Catalogne, de nouveaux conseils municipaux sont formés suivant le rapport des forces des Comités de milices. Un développement semblable a lieu dans le Levant, influencé forte­ment par les anarcho-syndicalistes. Là, le Comité exécutif populaire prend en main toutes les fonctions politiques et le Conseil économique, composé exclusivement par la C.N.T. et l’U.G.T., toutes les fonctions économiques de la région. Dans l’Aragon, est créé un organe encore plus nettement non étatique : le Conseil de défense d’Aragon. Toutes ces nouvelles formations se situent sur un même plan. Elles servent la révolution, doublent les vieilles institutions politiques et constituent une garantie de développement dans la direction qui correspond à la vo­lonté de liberté du peuple espagnol. Si l’Espagne lutte contre la dic­tature des généraux, ce n’est pas pour mettre à leur place une autre dictature, ni pour défendre la démocratie capitaliste corrompue et in­capable. Elle combat pour le fédéralisme et le socialisme. Et ce combat est « compatible avec une prise de responsabilité politique, jusque dans le gouvernement central ».Telle est du moins l’interprétation qui pré­vaut alors au sein même du mouvement anarcho-syndicaliste espagnol. Nous ne discuterons pas cette manière de voir, avec laquelle nous n’étions pas d’accord à l’époque, et qui a été reconnue, en bonne partie, illusoire, par les protagonistes eux-mêmes de la politique dite de colla­boration gouvernementale. Nous nous bornerons ici à reproduire leur raisonnement de 1936 d’après les documents publiés alors.

« La C.N.T. et la F.A.I. n’ont nullement abdiqué les principes anar­chistes par leur entrée dans le gouvernement de Caballero. Devant une situation donnée, la C.N.T. considère le cabinet comme le conducteur de la guerre, et juge ne pouvoir pas rester plus longtemps en dehors. Un mouvement qui contrôle à tout moment environ deux millions de travailleurs dans toute l’Espagne et qui a fourni le principal contingent de miliciens antifascistes, doit participer aussi officiellement à la con­duite de ces milices ; il le reconnaît en entrant dans le Gouvernement de la république, pour éviter de compromettre la lutte contre le fascisme, au moment de la concentration ultime des forces, par des querelles de compétence et de forme. Les idées de la C.N.T. sur la révolution et le socialisme restent inaltérées devant cette mesure, comme le prouve la poursuite du développement social en Catalogne-Levant. « Le mouvement de collectivisation et de socialisation en cours en Catalogne et dans le Levant ne présente aucun caractère de socialisme d’Etat bureaucratique. Il s’agit d’un socialisme ouvrier syndicaliste qui se développe à partir de la base. Le Conseil économique coordonne et organise, il ne décrète pas. Le Conseil exécutif de la Généralité sanc­tionne toutes les décisions des comités ; il se rend compte, d’après les paroles du président Companys, que la population catalane penche vers l’anarcho-syndicalisme et édifie selon ses principes. Au milieu de la guerre civile, les syndicats de la C.N.T. ont entrepris en Catalogne et dans le Levant un travail constructif gigantesque pour transformer les relations sociales et culturelles. Ils ont été bien secondés dans quelques cas, et surtout dans le Levant, par l’U.G.T. « L’activité de la C.N.T. au cours de la guerre civile ne pouvait pas être couronnée encore par la lutte immédiate pour la réalisation du « communisme libertaire ». Une base d’entente avec les partis poli­tiques participant à la lutte commune contre le fascisme devait être trouvée. Cependant le mouvement de collectivisation de cette étape déjà révèle visiblement des traits libertaires. La collectivisation est réalisée par les syndicats, leur activité n’est que coordonnée par le Conseil éco­nomique et le Conseil exécutif de la Généralité. Ce sont les ouvriers qui en prennent l’initiative. Vu sous cet angle, l’U.G.T. socialiste tra­vaille, elle aussi, dans le sens du syndicalisme et non pas du socialisme d’Etat. Les Plenum des syndicats catalans de la C.N.T., pendant les mois de lutte, montrent d’une façon évidente le caractère du déve­loppement social en Catalogne ».

A cette thèse, toutefois, s’oppose une contre thèse assez répandue dans la base du mouvement : « La bureaucratie s’est montrée inutili­sable dans la lutte contre le fascisme, sans parler de la construction ultérieure du socialisme. La révolution doit donc former ses organes propres, spécifiques et nouveaux. Un gouvernement de concentration socialo-bourgeoise à Madrid n’a rien d’un organe révolutionnaire. Ce n’est qu’une tentative faiblarde de continuer, la légalité bourgeoise. Or, ce ne sont pas les forces de la légalité bourgeoise, mais les travail­leurs qui ont pris en main la cause du peuple tout entière, et qui doivent assumer dans leurs organisations de lutte la responsabilité direc­trice. Les organisations syndicales seules peuvent donner aussi, dans une mesure croissante, un contenu social à la révolution, comme cela s’est produit d’abord en Catalogne et au Levant. Le socialisme espagnol qui jaillira du mouvement populaire antifasciste ne peut être une dictature, mais le résultat d’un travail constructif, d’une libre communauté entre la C.N.T. et l’U.G.T. La C.N.T. et la F.A.I. n’ont pas lutté contre le fascisme et ne se tiennent pas aux avant-postes de toute l’Espagne, pour admettre qu’une nouvelle tyrannie se substitue à l’ancienne ; ils luttent contre tout pouvoir spécial se superposant à la classe des tra­vailleurs. La présence de membres de la C.N.T, et de la F.A.I. dans les organes du gouvernement n’est qu’un compromis imposé par les circonstances, un recul momentané dans la révolution. Car celle-ci n’a pas d’autre instrument que les masses organisées sur le terrain de la commune et de l’atelier ».

LES RÉALISATIONS IMMÉDIATES

Quoi qu’il en soit, voici un tableau de l’activité réalisée à l’arrière des fronts durant les premiers mois de guerre civile. Nous empruntons à un journal mensuel Die Spanische Revolution, édité à Barcelone, un article consacré à la vie syndicale en Catalogne â la fin de l’été 1936 : « En Catalogne, les ouvriers et les paysans procèdent eux-mêmes à l’édification d’un nouvel ordre social. Le pays s’achemine vers le socialisme. Ce socialisme n’est pas décrété d’en haut, il n’est pas le produit de la dictature d’un parti politique. C’est un nouvel ordre social libertaire qui repose sur la collaboration d’organisations économiques autonomes des producteurs et consommateurs du pays. Le socialisme des ouvriers catalans n’est pas un système économique politiquement dirigé suivant le mode autoritaire ; il se base sur la coordination des efforts constructifs de syndicats, indépendants de toute contrainte politique. Pour la première fois, nous voyons se réaliser ici la vieille formule de la Première Internationale : L’émancipation des ouvriers par les ouvriers eux-mêmes . «  Ce sont les ouvriers et les paysans organisés qui décident librement de la nouvelle constitution sociale de leur pays. Après des journées de luttes acharnées dans les rues de Barcelone, des milliers de prolétaires catalans sont partis aux fronts de la guerre civile dans l’Aragon. Les meilleurs fils de la classe ouvrière catalane sont engagés depuis fin juillet 1936 dans une lutte tenace contre le fascisme, une lutte sanglante pour chaque pouce de terrain. Mais, en même temps, les ouvriers et paysans du pays ont entrepris une œuvre de réorganisation qui n’a pas sa pareille dans l’histoire des luttes sociales modernes. Au mois d’août déjà se réunirent à Barcelone des syndicats de plusieurs centaines de milliers d’ouvriers agricoles et de paysans pour élaborer et fixer les normes de la collectivisation de l’agriculture. Immédiatement après eut lieu le Plenum anarcho-syndicaliste de la reconstruction. Là, les délé­gués se consultèrent pendant plusieurs jours et plusieurs nuits sur la socialisation de l’industrie. Ces ouvriers discutèrent et décidèrent des problèmes fondamentaux de l’économie catalane, animés de l’esprit de sacrifice le plus grand et pénétrés d’une profonde connaissance des pro­blèmes qu’ils avaient à résoudre. Cette assemblée économique fut suivie par une nouvelle conférence des syndicats ouvriers catalans qui prirent position, au cours d’une consultation de deux jours, en face du pro­blème de l’organisation scolaire et éducative ; c’était ce qu’on a appelé le Plenum de la culture, où des prolétaires catalans de la ville et de la campagne, organisés syndicalement, examinèrent les questions de la reconstruction culturelle. Sur la large base de congrès syndicaux publics où parole fut donnée même aux délégués venus du coin le plus perdu de la campagne, furent ainsi fixées les lignes du développement culturel du pays. Ensuite, les fédérations locales, régionales et provinciales des syndicats les ont appliquées dans les communes, les régions et les pro­vinces de Catalogne à la vie économique et culturelle. Le « Plenum de la Culture » des syndicats catalans concentra le plus fort de son atten­tion sur la question scolaire. Les délégués du congrès discutèrent à fond les détails de la nouvelle organisation scolaire. En voici les résul­tats : Il sera créé un Conseil des parents dans chaque école populaire pour contrôler l’école et travailler en collaboration avec les instituteurs et le Comité scolaire d’unité. Dans les écoles supérieures, on formera des Conseils communs aux élèves et aux professeurs, qui fixeront le plan d’études. En plus, de nouvelles Ecoles Normales devront être fon­dées où seront formées également des forces non professionnelles s’in­téressant à la pédagogie. Le développement futur de la vie scolaire en Catalogne et l’activité des représentants anarcho-syndicalistes dans le Comité scolaire d’unité devront être constamment coordonnés par les syndicats et soutenus activement par eux. Les syndicats devront aussi intensifier leurs efforts en vue d’éduquer les adultes. Tels furent les résolutions du Plenum de la culture des anarchistes et anarcho-syndica­listes.

« Une vue d’ensemble des conférences tenues par les organisations anarcho-syndicalistes à Barcelone de juillet à octobre laisse apercevoir clairement la ligne du développement du mouvement révolutionnaire en Catalogne. De la lutte défensive contre le fascisme, menée en commun depuis des mois par la classe ouvrière et la bourgeoisie de gauche, se dégage un courant de renouvellement social qui est caractérisé par les tendances d’un socialisme constructif syndicaliste. Il repousse de plus en plus aussi les vieilles formes politiques de la démocratie bourgeoise et les remplace enfin par des nouveaux organes des producteurs et des consommateurs, prenant naissance à la base, administrant par eux-mêmes leurs affaires sociales, politiques et culturelles et organisant la défense de la révolution. Cette tendance, clairement visible en Cata­logne, se répand dans d’autres régions d’Espagne et influence déjà for­tement toute la région de Valence.

« A Barcelone, chaque tramway, chaque taxi, chaque voiture du métro, chaque autobus, chaque cinéma et chaque théâtre portent aujour­d’hui les initiales « C.N.T. ». Dans les différents quartiers de la ville, les couleurs (rouge et noir) des anarcho-syndicalistes signalent les sièges des syndicats. Ce n’est pas là de l’égoïsme de tendance des ou­vriers syndicalistes. Au contraire, c’est l’expression fière de la convic­tion que les ouvriers eux-mêmes sont les seuls soutiens de là révolution ; que les entreprises sont les cellules et les forteresses de la construction socialiste. Les travailleurs se déclarent émancipés et libres de toute tutelle. Ils affirment la justesse de l’idée que le socialisme n’est pas la découverte et l’oeuvre de sages « chefs » qui tiennent le gouvernail de l’Etat dans leurs mains, mais qu’il repose sur les réalisations de pro­duction et d’administration des ouvriers dans les usines, dont l’organisation propre imprime à la nouvelle économie ses caractéristiques et son rythme vital

« L’organisation libertaire croît dans toutes les régions du pays. La C.N.T. contrôle aujourd’hui environ deux millions d’ouvriers.

« Nous donnerons ici les chiffres exacts de la Catalogne seulement, vieille - région cénétiste, et de la Castille, où la C.N.T. représentait tou­jours une minorité. Elle y a subi, au cours de la guerre civile anti­fasciste, un développement tempétueux.

« Au Plenum de la reconstruction à Barcelone, cité plus haut, 327 syndicats furent représentés.

« De la statistique de ces syndicats, il résulte que la C.N.T. groupait en octobre en Catalogne plus de six cent mille travailleurs.

« Ces chiffres éclairent nettement l’importance de la Fédération régionale catalane de la C.N.T. La Catalogne est le pays typique de la Confédération Nationale du Travail.

« A Madrid a eu lieu un Plenum des syndicats de la C.N.T. de Cas­tille. Le .mouvement a pris un grand élan dans cette région tradition­nelle de domination de la social-démocratie et de la bureaucratie minis­térielle. De sept mille membres au début de la dernière réorganisation légale, elle est montée à soixante-dix mille en septembre. Depuis les premiers mais de cette année surtout, la C.N.T. joue un rôle toujours plus considérable en Castille dans la direction des grandes luttes so­ciales. II est connu que la C.N.T. a été la conductrice de toutes les grandes grèves à Madrid ; bien qu’elle soit une minorité, elle a su conquérir toujours de nouveau les sympathies des masses de l’U.G.T.

« Un Plenum de la C.N.T. du Levant s’est réuni tout récemment (province de Valence). Il a rassemblé les délégués de trois cent mille ouvriers.

« L’anarcho-syndicalisme espagnol cherche à gagner aussi l’U.G.T. et à l’associer à ses efforts. La C.N.T. se propose de réaliser la desti­tution de la bureaucratie d’Etat, en commun avec l’U.G.T., -et de pour­voir à son remplacement par les organes propres du mouvement anti­fasciste, non seulement en Catalogne, mais également à Madrid et dans toutes les régions espagnoles ».

LE PROBLEME DE LA TERRE

Le quotidien C.N.T. de Madrid, organe central anarcho-syndicaliste, écrivait en octobre 1936 à propos de la question agraire : « Le Ministère espagnol de l’Agriculture a promulgué un décret, sui­vant lequel toutes les terres appartenant à des personnes compromises dans le mouvement fasciste doivent être étatisées. Comme tant de fois déjà, l’Etat suit en boitant les faits sociaux. Les travailleurs agricoles espagnols n’ont pas attendu la solution par décret de cet important problème. Ils ont précédé le gouvernement et partout où le putsch fas­ciste a été abattu, mais aussi là où il n’avait pas éclaté, ils ont occupé les terres et ont fait la révolution à la base. Les travailleurs agricoles donnent les preuves d’une compréhension claire des nécessités du pro­blème agraire, ils sont mieux orientés que l’Etat. Sans aucune différen­ciation, ils exproprièrent tous les grands propriétaires fonciers. La jus­tice sociale, la nécessité d’en finir avec le féodalisme en Espagne, les ont conduits dans cette voie. La socialisation de la terre par les travailleurs eux-mêmes est la seule solution viable. Si la socialisation de la terre ne s’était étendue qu’aux putschistes à punir, cela n’aurait nullement abouti à la solution des problèmes agraires.

« Les pouvoirs publics doivent comprendre que le 19 juillet a brisé définitivement la continuité de la légalité démocratique. Les privilèges de l’ancien ordre social sont prescrits, une nouvelle vie germe. Les syn­dicats des travailleurs agricoles ont collectivisé la terre et la produc­tion, et voici que le gouvernement déclare que la terre doit être expro­priée en faveur de l’Etat. Cela constitue une méconnaissance de la volonté révolutionnaire des masses. En Catalogne et dans le Levant ont eu lieu déjà des congrès de syndicats agricoles. Des conférences régio­nales de tels syndicats se sont tenues dans d’autres districts de l’Espa­gne, même dans la Castille social-démocrate. Dans plusieurs de ces conférences, l’U.G.T. socialiste fut représentée parce qu’elle aussi per­çoit clairement la nécessité du moment. Toujours le mot d’ordre se fit entendre : Socialisation de la terre par et pour les travailleurs ! Socia­lisation et non étatisation ! Prise en charge de la production par les organisations de classe des ouvriers ! C’est là le but final logique du mouvement ouvrier, de la C.N.T. comme de l’U.G.T. Si on le repoussait, il ne vaudrait même pas la peine d’édifier des syndicats. Les organi­sations ouvrières et paysannes ont le but d’administrer la production. Le moment est venu de faire preuve de leurs capacités. Les syndicats portent toute la responsabilité de la reconstruction sociale, les gouver­nants devraient le comprendre.

« La révolution a créé ses propres organes d’expression. Ces organes reflètent les nécessités de la lutte et de la reconstruction. Toute étape historique a ses formes d’expression propres, trouvant les institutions correspondantes à ses besoins. Il s’agit de reconnaître la direction dans laquelle le peuple avance pour modeler les destinées de la nouvelle Espagne. L’Etat doit reconnaître ce qui se fait sur les terres espa­gnoles. Si les organisations des ouvriers agricoles socialisent la terre et la production, il n’a qu’à sanctionner cette mesure. » Depuis, la collectivisation fit des pas de géant en Catalogne, au Levant, en Andalousie et, surtout, dans la partie libérée de l’Aragon, où des dizaines de milliers de paysans établirent une solidarité écono­mique complète sans limites entre les terroirs, sans argent, et sans inégalités d’un village â l’autre.

Avec la présence de cinq cents délégués représentant cent mille col­lectivistes, a eu lieu à Caspe le premier congrès des Collectifs de l’Ara­gon. Au cours de cinq mémorables séances, ont été posées les bases d’une nouvelle économie sociale. Voici, d’après l’Espagne Nouvelle, les projets de résolution élaborés par les diverses commissions comme con­clusion aux discussions et échanges de vues qu’elles étaient chargées d’interpréter :

I. Structure de la Fédération Régionale des Collectifs Agricoles.

1° Constituer la Fédération régionale des Collectifs, pour coordon­ner la puissance économique de la région, et pour donner caution soli­daire à cette Fédération, d’accord avec les principes d’autonomie et de fédéralisme qui sont les nôtres.

2° Pour construire cette Fédération, observer les règles suivantes : a) les Collectifs doivent se fédérer par canton ; b) pour maintenir la cohésion et lé contrôle des Comité cantonaux entre eux ; il sera créé le Comité régional des Collectifs.

3° Les Collectifs établiront une statistique exacte de leur produc­tion et de leur consommation, qu’ils enverront il leur Comité cantonal respectif - lequel le transmettra au Comité régional.

4° La suppression de la monnaie dans les collectifs et son rempla­cement par la carte de ravitaillement, permettront de mettre à la dis­position de chaque Collectif les quantités de subsistances nécessaires.

5° Pour que le Comité régional puisse procéder au ravitaillement des Collectifs en produits provenant d’importations, les Collectifs ou les Comités cantonaux fourniront au Comité régional une quantité de produits en rapport avec la richesse de chaque localité ou canton, afin de créer le Fonds régional d’échanges extérieurs.

II. Nouvelle forme organique de l’administration de la terre.

Nous acceptons le Municipe ou commune comme organe futur de contrôle sur l’administration des propriétés du peuple. Toutefois, en tant que collectivistes fédérés cantonalement, nous proposons d’abolir les limites locales de la propriété que nous cultivons et, à notre avis, il sera nécessaire que le Congrès envisage les points suivants :

1° Les Collectifs étant constitués en Fédérations cantonales, il sera entendu que les terroirs locaux administrés par ces Fédérations ne cons­titueront plus qu’un seul terroir sans limites intérieures ; et, pour tout ce qui concerne les champs cultivée, instruments de travail, machines agricoles, ainsi que les matières premières qui leur sont destinées, ils seront mis à la disposition des Collectifs, qui viendraient à en manquer.

2° Il sera fait appel aux Collectifs qui ont surabondance da main­ d’œuvre ou qui, en certaines époques de l’année n’utilisent pas tous leurs producteurs parce que ce n’est pas le moment approprié pour leurs travaux, et les équipes disponibles pourront être utilisées, sous le con­trôle du’ Comité cantonal, pour renforcer les Collectifs qui manquent de bras.

III. Conduite à tenir vis-à-vis des Conseils locaux et des petits proprié­taires.

1° Rapports avec les Conseils locaux

a) Les Conseils locaux composés des représentants des diverses organisations antifascistes, ont une fonction particulière entièrement légale, qui leur a été reconnue par le Comité régional de Défense de l’Aragon.

b) Les Conseils administratifs des Collectifs exercent une fonction nettement distinctes de celle des Conseils locaux et cantonaux.

c) Mais comme les syndicats sont appelés à nommer et contrôler les délégués aux deux fonctions ci-dessus, elles peuvent être exercées par le même camarade, étant bien entendu qu’il ne doit les mêler en quoi que ce soit.

2° Rapports avec les petits propriétaires

a) Il est bien entendu que les petits propriétaires qui, par leur propre volonté, se tiennent à l’écart des collectifs, n’ont aucun droit à en exiger des services en travail ou en nature, puisqu’ils se considèrent capables de se suffire à eux-mêmes.

b) Toutes les propriétés foncières, rurales et urbaines et les autres biens ayant appartenu à des éléments factieux au moment de l’expro­priation et qui sont acceptées dans le Collectif, passent aux mains du Collectif. De plus, toutes les terres qui jusqu’à présent n’ont pas été travail­lées par leur propriétaire, fermier ou métayer, passent aux mains du Collectif.

c) Aucun petit propriétaire se tenant en dehors du Collectif ne pourra posséder plus de terre qu’il n’en aura labouré lui-même, étant bien entendu que cette possession ne lui donnera droit à percevoir aucun bénéfice de la nouvelle société.

d) Il sera tenu pour libre et responsable, parmi les travailleurs associés, pour autant que sa personne ou son bien ne causeront aucune perturbation de l’ordre collectif.

LA TRANSFORMATION ECONOMIQUE

Pour montrer à quel point profond les travailleurs catalans ont modifié l’économie de leur pays en trois mois seulement, nous voulons reproduire ici encore quelques documents du mouvement antifasciste catalan. Quand les ouvriers eurent, dans les usines mêmes, accompli la socialisation et créé de nouveaux corps administratifs, quand ils eurent entrepris l’étude des conditions économiques de chaque industrie et branche commerciale, le Conseil économique, composé de toutes les ten­dances antifascistes, publia le programme général suivant exprimant les tendances fondamentales du mouvement tout entier :

-  Réglementation de la production en accord avec les besoins de la consommation.

-  Contrôle du commerce extérieur.

- Collectivisation de la grande propriété terrienne, respect de la petite propriété.

-  Dévalorisation partielle de la propriété urbaine par la réduction des loyers et la diminution du revenu des propriétaires.

-  Collectivisation de la grande industrie, des services publics et des transports.

-  Réquisition et collectivisation do toutes les entreprises abandonnées par leurs propriétaires.

-  Développement de la Coopération sur le terrain de la distribution et collectivisation des grandes entreprises distributives.

-  Contrôle ouvrier des banques jusqu’à la nationalisation complète du système bancaire.

-  Contrôle ouvrier sur toutes les entreprises qui constituent l’arti­sanat et la petite industrie.

-  Résorption intégrale, dans l’agriculture et l’industrie, de tous les chômeurs par la revalorisation des produits agricoles et le retour des travailleurs à la terre. Création de nouvelles branches industrielles, électrification de la Catalogne, etc.

-  Suppression de tous les impôts indirects.

Plus tard, la création d’une réglementation générale devint néces­saire pour la collectivisation, réglementation basée sur la généralisation des faits et données existant dans la pratique. Le Conseil exécutif de la Généralité publia ce règlement en novembre. L’auteur en est un représentant de la C.N.T. au Conseil économique et dans la Généralité, le camarade Fabregas. Il est libellé ainsi :

« La production est collectivisée, mais l’artisanat et la petite indus­trie restent propriété privée, de même que les biens des coopératives de consommation.

« Toutes les entreprises occupant cent ouvriers ou plus au 30 juillet, sont collectivisées d’office. Les entreprises occupant moins de cent ou­vriers ne sont collectivisées d’office qu’au cas où le propriétaire était fasciste ou a abandonné son entreprise après la révolution. Les entre­prises de moins de cent ouvriers peuvent être collectivisées aussi, si la simple majorité des ouvriers et le ou les propriétaires en sont d’accord. Ces entreprises peuvent même être collectivisées sans l’assentiment du patron au cas où 76 % des ouvriers le demandent. En, plus, le Conseil économique peut réaliser de sa propre initiative la collectivisation des petites entreprises, si certains intérêts de l’économie générale l’exigent.

« Les tribunaux populaires décident de la question si un propriétaire est fasciste ou non.

« Sont considérés comme ouvriers toutes les personnes participant à l’activité productrice, qu’il s’agisse de travaux manuels ou intellectuels.

« Dans les entreprises collectivisées, les ex-propriétaires sont accep­tés en tant qu’ouvriers et mis à des places correspondantes à leurs capacités.

« Dans les entreprises où des intérêts étrangers sont en jeu, la forme de l’expropriation est fixée par une assemblée commune de tous les in­téressés avec le Département économique de la Généralité.

« La direction des entreprises collectivisées repose dans les mains des Conseils d’usine, élue en assemblée générale d’usine. Ces conseils doivent se composer de cinq à quinze membres. La durée de participation au Conseil est de deux ans ; chaque année, la moitié des membres doit être remplacée.

« Les anciennes Directions, Conseils administratifs- et Commission de contrôle, disparaissent complètement.

« Les Conseils d’usine sont responsables devant l’Assemblée plénière de l’entreprise et devant le Conseil général de la branche d’industrie.

« En commun avec le Conseil général de leur branche d’industrie, ils règlent la marche de la production.

« En plus, ils règlent les questions des dommages du travail, des conditions de travail, les institutions sociales, etc.

« Le Conseil d’usine désigne un directeur. Dans les entreprises occu­pant plus de 500 ouvriers, cette nomination doit se faire en accord avec le Conseil économique. Chaque entreprise nomme en plus, comme représentant de la Généralité, un des membres du Conseil d’usine, en accord avec les ouvriers.

« Les Conseils d’entreprise tiennent au courant de leurs travaux et de leurs plans aussi bien l’Assemblée plénière des ouvriers que le Conseil général de leur branche d’industrie.

« Au cas d’incapacité ou de refus d’application des décisions prises, des membres du Conseil d’usine peuvent être destitués par l’Assemblée plénière ou par le Conseil général de leur branche d’industrie.

« Si une telle destitution est prononcée par le Conseil général de l’industrie, les ouvriers de l’entreprise peuvent en appeler et le Dépar­tement de l’économie de la Généralité décide du cas après avoir entendu le Conseil économique antifasciste.

« Dans l’économie non collectivisée, les petites entreprises formeront leur Conseil de contrôle ouvrier, dont l’activité s’étendra à la direction des affaires et de la production dans l’entreprise aussi bien qu’aux ­conditions sociales.

« Les Conseils généraux des branches d’industrie sont composés de : 4 représentants des Conseils d’usine, 8 représentants des syndicats sui­vant les proportions des différentes tendances syndicales dans l’indus­trie et 4 techniciens envoyés par le Conseil économique antifasciste. Ce comité travaille sous la présidence d’un membre du Conseil économique.

« Les Conseils généraux des industries s’occupent des problèmes sui­vants : organisation de la production, calcul des prix de revient, éviter le double emploi entre les entreprises, étude des besoins de produits dans l’industrie, étude des marchés intérieurs et extérieurs, élaboration de propositions sur la fermeture et la nouvelle création d’entreprises, fu­sions, etc., étude et propositions sur le terrain des méthodes de travail, suggestions sur la politique douanière, édification de centrales de ven­tes, acquisition des moyens de travail et des matières premières, attri­butions de crédits, installation de stations techniques d’essais’ et de laboratoires, statistique de la production et des besoins du consom­mateur, travaux préliminaires pour le remplacement des matériaux étrangers par des matières espagnoles, etc.,

« Les. branches d’industrie sont organisées suivant les affinités de production de groupes d’entreprises, depuis l’extraction des matières premières jusqu’à la manufacture du produit marchand. »

L’ENSEIGNEMENT LIBERTAIRE DE LA REVOLUTION ESPAGNOLE

Dans un meeting tenu à Sueca en octobre 1936, le camarade valen­cien Juan Lopez a fort bien su faire ressortir le caractère libertaire, hostile à toute. dictature, qui caractérise la révolution ibérique. Voici ses paroles : « Nous avons à réaliser quelque chose qui devra servir d’exemple à toutes les révolutions et que seuls les travailleurs espagnols pourront montrer au monde. C’est de changer la société en évitant la dictature, qu’elle vienne d’un seul parti ou de tous les partis réunis formant le bloc des forces antifascistes. Au cours des trois mois de mouvement antifasciste armé et de travail révolutionnaire à l’arrière-garde, les régions de l’Espagne ont accompli leur renaissance à une nouvelle vie autonome. Le pouvoir central avec ses organes a fait place politiquement et économiquement à une Espagne fédéraliste. Au moment critique, il y a trois mois, il n’existait plus de gouvernement. Toutes les articula­tions de l’Etat étaient brisées, aucun de ses organes capitalistes ne fonc­tionnait plus. A cette époque, toute l’organisation politique et économique du vieux régime reçut le coup de grâce. Mais l’Espagne continua à vivre : ses villes et ses villages, ses régions vivaient et s’exprimaient sans avoir le moins du monde besoin des organes de l’Etat, ni des directives du gouvernement central qui était tombé en poussière devant la révolte militaire fasciste.

« Les représentants du vieux régime, camouflés dans toutes les orga­nisations politiques et même dans le gouvernement, sont intéressés à présent à recoller les morceaux cassés, à faire fonctionner à nouveau ses organes étatiques, à recréer un nouvel Etat centraliste espagnol.

« Là réside le danger immédiat d’une dictature. Nous sommes en face d’une lutte entre la jeune force de vie et le régime mourant qui essaie de prolonger son agonie. Faute de pouvoir y parvenir par la persuasion et par l’entretien de l’illusion démocratique, ce régime, tôt ou tard, est obligé d’en appeler à la violence et même à la terreur. Notre tâche, au moment présent, est de reconnaître les réalités de la révolution espagnole et faire front contre le danger, non par un flux de belles paroles, mais par une organisation parfaitement souple, un rassemblement harmonieux de toutes les forces antifascistes. Il faut éviter la dictature parce que celle-ci ne peut qu’étouffer le -caractère spéci­fique de la révolution espagnole. » Dans le mouvement antifasciste espagnol, combattaient des ouvriers et des républicaine de différentes tendances. Toutefois, on peut dire : le fascisme aurait triomphé sans coup férir en Espagne, si l’action de défense avait été menée par les seules forces appelées légales de la république ou les organisations du Front Populaire parlementaire. Les ouvriers révolutionnaires donnaient au mouvement son vrai visage. Le mouvement de juillet n’aurait pas surgi en Espagne sans la C.N.T. et la F.A.I. Et, si demain, la dictature s’effondre, ces deux organisa­tions imprimeront à la nouvelle Espagne des traits importants de sa nouvelle physionomie sociale et culturelle. Le socialisme espagnol ne sera pas calqué sur l’Etat fasciste totalitaire ; il n’impliquera pas une dictature d’un- petit groupe politique sur les masses travailleuses. La vie publique en Espagne sera basée sur la liberté, l’initiative et l’action directe des unités économiques organiques de producteurs et de consom­mateurs, des syndicats, des communes, cantons et régions. L’esprit du 19 juillet y restera vivace. Et ce renouveau sera un exemple pour tous les peuples européens qui saluèrent jadis le premier soulèvement social-révolutionnaire d’un peuple contre le fascisme.

Voici, à cet égard, le témoignage non prévenu d’un homme à qui l’on ne peut refuser ni la clairvoyance, ni la science, ni le courage, car il s’agit de Carlo Rosselli (ancien professeur d’Economie politique à l’Uni­versité de Gênes, qui en exil fut plus tard assassiné avec son frère Nello par les sicaires de l’O.V.R.A. mussolinienne). Membre du mou­vement républicain « Guistizia e Liberta », Rosselli fut condamné en Italie comme antifasciste à trois ans de travaux forcés, gagna ensuite l’Espagne et dirigea la section italienne de la colonne Ascaso sur le front de Huesca, où il fut blessé. Rosselli a étudié les réalités espa­gnoles et il a dit ce qu’il a vu. Il écrivait entre autres, en 1936 : « Le sort de l’Espagne dépend actuellement de la Catalogne. Le pes­simisme qui domine dans certains cercles qui sympathisent avec nous me semble justifié. Même Madrid menacée et une partie considérable de l’Espagne du Sud se trouvant sous la botte des fascistes, tout le littoral de la Méditerranée et la Catalogne restent essentiellement anti­fascistes et enthousiastes. Or, la Catalogne comprend une grande par­tie de la population espagnole, la moitié des richesses du pays et les trois quarts de son industrie. L’armée catalane se trouve devant Sara­gosse. En trois mois, la Catalogne a su remplacer le vieux régime social écroulé par un système nouveau ; et elle le doit surtout aux anarchistes, qui ont fait preuve d’un remarquable esprit de modération, de sens des réalités et de l’organisation.

« Barcelone présente maintenant une physionomie tout. à fait nor­male. Tous les services publics, tous les théâtres fonctionnent norma­lement. Dans toutes les administrations palpite la vie d’une révolution vraiment constructive.

« En Catalogne, toutes les forces révolutionnaires se rallièrent à un programme réel syndicalo- socialiste : socialisation de la grosse indus­trie et des latifundia (exception faite des biens étrangers) ; respect de la petite propriété, etc.

« L’anarcho-syndicalisme, autrefois méconnu, outragé, déploie des capacités constructives formidables. Santillan, anarchiste et chef d’état-­major des milices catalanes, m’a parlé de la reconstruction de la grosse industrie militaire. Et, en effet, nous avons pu nous rendre compte de la valeur de cette mobilisation industrielle sur le front même. Nous sommes allés sur le front en vêtements de treillis, avec une chemise et une paire d’espadrilles. Actuellement, nous nous transformons lente­ment en une armée bien équipée. « Miracle ! Miracle dont il faut chercher le secret dans l’enthousiasme, révolutionnaire du peuple, ainsi que dans les capacités des syndicats et de leurs dirigeants.

« Je ne suis pas anarchiste ; mais j’estime de mon devoir devant la justice de proclamer franchement mon opinion sur la nature de l’anar­chisme catalan, qui est trop souvent présenté comme une force purement critique et destructrice, voire criminelle. L’anarchisme catalan est, mal­gré tout, un très grand courant dans le mouvement ouvrier occidental. Il descend de Proudhon et de Bakounine et il a toujours mis en relief la mission historique d’une organisation ouvrière économique. Les communistes libertaires de Catalogne sont des « volontaristes » pour les­quels la vie sociale, dans son ensemble, n’est pas le résultat d’un déve­loppement mécanique des forces productrices, mais celui de la volonté créatrice et de la lutte des masses. Leur point de départ est l’individu. D’après eux, la révolution doit avoir l’homme comme point de départ, et comme instrument, et comme but. Pas de règlements bureaucratiques, mais une association libre d’hommes libres.

« Une sorte d’humanisme libertaire, telle est l’essence de l’anarchisme catalan qui est un mouvement imbu de culture. La culture est sa pas­sion. Son plus grand martyr est un instituteur, un pédagogue : Fran­cisco Ferrer. Les « anarchistes illégalistes », les Durruti, Ascaso, Jover, Oliver, fondèrent à Paris une librairie su moment où on les poursuivait en Catalogne en tant que bandits.

« Une nouvelle formule de démocratie sociale naît aujourd’hui en Catalogne : une sorte de synthèse théorique et pratique de l’expérience russe et de l’héritage occidental.

« L’anarchisme catalan est une force jeune et fraîche, ayant en même temps une base solide. Sur certains points, il est, peut-être, quelque peu primitif, mais d’autant plus ouvert à l’avenir :

« Ses dirigeants ne sont pas des hommes âgés, ramollis par le par­lementarisme. Ce sont, pour la plupart, de jeunes révolutionnaires n’ayant pas plus de trente à trente-cinq ans, mûris et bien trempés dans des années de prison et d’exil et possédant comme tous les Cata­lans, un bon sens pratique.

« Je suis resté sur le front soixante-quinze jours avec les anarchis­tes, je les admire.

« Les anarchistes catalans sont l’avant-garde, héroïque de la Révo­lution occidentale. Avec eux naît un monde nouveau, et c’est une grande joie de le servir.

« Vous, révolutionnaires doctrinaux de Madrid, hommes de la II° et III° Internationale, réformistes, vous qui vous y embrouillez ! Lors­qu’il s’agit de l’anarchisme, pensez aux journées des 19 et 20 juillet à Barcelone : n’oubliez pas que l’un des meilleurs généraux fascistes, le nommé Godet, avait préparé scientifiquement, et de longue date, l’atta­que foudroyante de la Catalogne. Les points stratégiques furent occupés à l’avance par 40.000 hommes. Théoriquement, Barcelone était tombée...

« Le destin de l’Espagne est entre les mains de la Catalogne. Le socialisme et le communistes autoritaires observent avec angoisse ce phénomène qui dépasse leurs formules écrites. » Voici les paroles de Rosselli. Noua devons ajouter que l’anarchisme et le syndicalisme espagnols ne se limitent nullement à la Catalogne. Ils sont. répandus dans le pays tout entier et groupent partout des masses derrière eux. Les forces démocratiques de tous les pays, les travailleurs à orientation socialiste et communiste ne devraient pas ignorer plus longtemps : elles ont beaucoup à apprendre de l’Espagne.

Un fleuve de renouveau moral peut couler de l’Espagne révolution­naire et féconder tous les paya de l’Europe. En Espagne vit encore une classe ouvrière qui n’est pas disciplinée artificiellement et dont les chefs ne représentent pas un « Etat bureaucratique dans l’Etat », mais un mouvement d’expression vitale de la volonté populaire révolutionnaire en elle-même.

Là jaillit la source des forces de l’anarchisme ibérique, cette source d’énergie combative, organisatrice, révolutionnaire inépuisable qui s’est tarie depuis longue date dans les mouvements ouvriers des autres pays, bureaucratisé, politiquement, empoisonnés par le parlementarisme et l’autorité, mais qui peut renaître avec l’esprit libertaire dont aucune race, aucun peuple n’est foncièrement privé, car il sait la grandeur et la dignité de l’espèce humaine

Ce texte a été publié sous divers titres, comme L’Espagne libertaire ou La Catalogne libre II - Que sont la Cnt et la FAI ?.


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