Actualité de l’Anarcho-syndicalisme

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SUR LE FORUM SOCIAL LIBERTAIRE DE PARIS DE 2003

jeudi 14 septembre 2006

Depuis quelques années, il est clair que l’anarchisme, qu’il dérange ou séduise, croît en influence et quitte le niveau hyper-groupusculaire. Mais prudence : la maturité fait encore défaut, ce qui laisse la porte ouverte aux récupérations et manipulations. Au cours du FSL (Forum social libertaire), les débats collectifs auxquels j’ai pu participer ou les discussions que j’ai pu avoir individuellement m’ont en effet convaincu que le mouvement libertaire ne pourra se développer que s’il résout "sa question syndicale".

Pendant des décennies, les libertaires ont essentiellement milité dans les grandes confédérations syndicales (FO, CGT, CFDT), participant à conduire le mouvement social dans l’impasse. Les conclusions ont été tirées, bien que tardivement, et ce sont maintenant les organisations qui utilisent le sigle "CNT" qui regroupent la majorité des libertaires. Ce pas, très positif, n’est cependant qu’un premier pas. Car il ne suffit pas bien entendu d’un sigle pour résoudre les problèmes. Or les problèmes qui se débattent actuellement sont d’importance. Deux d’entre eux me semblent capitaux.

Le premier est celui de l’idéologie. Parmi les choses que j’ai entendues par exemple au cours du Forum Social Libertaire qui s’est tenu voici quelques mois à Paris, une était frappante : l’accusation récurrente, faite à la CNT-AIT, d’être "idéologique". Cette accusation était émise par des militants qui se réclamaient de l’a-politisme, de l’a-idéologisme ou d’un syndicalisme révolutionnaire devenu très réducteur. La première question à débattre est donc de savoir si une CNT doit (et même peut) être a-idéologique ou, au contraire, se positionner en tant qu’organisation anarchosyndicaliste.

La deuxième question, qui n’est pas sans lien avec la précédente, est celle du nombre. En l’espèce ce ne sont pas les chiffres triomphalistes avancés par certains (bien qu’il s’agisse de fariboles dont les auteurs ne mesurent pas le ridicule) que je voudrais discuter ici mais l’influence du modèle d’organisation sur le nombre et sur l’évolution de la structure. Sur ce plan aussi deux conceptions s’opposent dont l’une vise à reprendre le modèle traditionnel, commun à toutes les confédérations syndicales existant actuellement en France.

LA QUESTION DE L’IDEOLOGIE : ANARCHOSYNDICALISME OU SYNDICALISME A-IDEOLOGIQUE ?

L’homme pense, élabore des concepts, des valeurs éthiques, ... en un mot, donne du sens à ce qu’il vit. Le "sociétal" est le produit d’intérêts, de valeurs, d’idéologies philosophiques ou religieuses. Il n’y a pas "d’en soi" sociétal mais du "pour soi". Les capitalistes qui déclarent que "l’état naturel de la société est le marché" ont une position purement idéologique ; tout comme les déistes qui proclament des "vérités révélées". Bref tout discours sur les choix de société est idéologique. Car seule l’idéologie permet de saisir, d’élaborer du sociétal. Dire le contraire, c’est nier la liberté de l’homme, naturaliser les faits et choix sociétaux et exclure la culture. Constatons d’ailleurs que tout groupe qui poursuit un but social ou politique est mû par une idéologie, qu’il s’en réclame ouvertement ou qu’elle soit implicite. Le syndicalisme n’échappe pas à la règle. Comme les autres forces sociales, il est à la fois production et producteur d’idéologie. Sur ce plan, largement exploré par les sciences sociales, la seule véritable question est de savoir ce que cache un syndicalisme qui se prétend a-idéologique. Deux grandes hypothèses peuvent être avancées, qui méritent la discussion.

La première est tout simplement que ce syndicat a-idéologique est un simple conglomérat d’individus qui n’ont pas grand chose en commun. Il n’a aucune capacité pour élaborer une idéologie même relativement simple. Un débat un peu profond sur quelque problème sociétal d’envergure que ce soit le ferait exploser. Ou bien, hypothèse tellement proche qu’elle constitue une variante de la précédente, qu’il a tellement intégré l’idéologie dominante qu’il ne peut plus s’y soustraire et qu’il se satisfait d’un profil revendicatif (éventuellement d’un syndicalisme de lutte) mais sans remettre en cause le principe même de l’exploitation (comme le font aux USA des syndicats hyper-activistes dans la forme et hyper-réformistes dans le fond). Dans tous les cas, une telle organisation, un tel syndicalisme n’a aucune portée révolutionnaire et probablement peu d’avenir à terme. La deuxième grande hypothèse est que l’organisation soi-disant a-idéologique subit en fait un travail d’anéantissement théorique de ses options de départ pour le compte d’une autre force (qui pratique dans le syndicat l’entrisme, le noyautage). Le refus affiché de l’idéologie et l’apolitisme sont alors la marque de cette prise en main de l’intérieur. L’expérience sur ce point est ancienne. En France, la "Charte d’Amiens" (1906) qui prétendait aux principes de neutralité, d’apolitisme, d’indépendance et de non-intrusion entre les sphères d’activité du syndicat (revendications salariales immédiates...) et les partis (auxquels reviendrait le choix de société et sa future gestion) a assuré successivement le triomphe des réformistes puis des marxistes-léninistes dans le mouvement social. Car, en fait d’indépendance, tout le monde sait que les partis contrôlent les syndicats. Ce qui n’est pas étonnant : les staffs des uns et des autres partagent la même idéologie, la même psychologie ; et les individus qui les composent ont souvent une double adhésion (parti/syndicat). Plus prosaïquement leurs intérêts bien compris sont les mêmes. Mais les conséquences de ce "neutralisme" syndical sont graves. D’une part, les syndicats sont pilotés de l’extérieur et servent de masse de manœuvre aux organisations politiques, d’autre part, couper en deux le champ social, le “dichotomiser” entre parti et syndicat, entraîne la fragmentation d’une lutte (qu’il faudrait au contraire concevoir comme globale) en luttes parcellisées, fractionnées sur de multiples terrains. Les luttes de l’entreprise ne recoupent pas celles de la cité, ce qui a pour résultat final d’empêcher la majeure partie de la population de saisir l’exploitation dans sa globalité ainsi que les rapports entre l’idéologie, l’économie, le politique... Le syndicalisme a-politique, a-idéologique contribue donc au maintien de l’oppression et à l’affaiblissement du prolétariat. C’est contre cette conception que s’élève l’anarcho-syndicalisme. Celui-ci reconnaît que la société actuelle est façonnée par trois grands types d’ordres : idéologique, politique, économique.

De facto, la société dans laquelle nous vivons s’organise sur la base de l’exploitation d’une classe sociale. Cette organisation découle de la co-action dans le monde entier des trois ordres : économique (capitalisme, quelle qu’en soit la nature juridique), politique (étatisme, quel qu’en soit le régime), idéologique (domination, quelles qu’en soient les variantes), ce qui les rend consubstantiels au système social en vigueur. On observera qu’ils se corroborent et se pérennisent dans leurs modes et rapports. Car la propriété ou l’usage des moyens appartient à des minorités privilégiées qui décident et maintiennent l’immense majorité de la population dans des rapports d’exploitation. Dès lors, ne viser à changer, pour des raisons tactiques, qu’un seul des trois ordres est une erreur, car les deux autres ordres travaillent à rétablir continuellement celui qui se trouve momentanément en situation de faiblesse. Choisir un seul angle d’attaque, c’est, on le comprend dès lors, s’engager dans l’impasse du parcellaire et du fragmentaire. Ce biais est aggravé par le réductionnisme cognitif (c’est-à-dire une pensée qui se limite, se spécialise, voit tout à travers le prisme déformant d’un seul des trois ordres) dans lequel tombent alors les militants. Comment en effet comprendre le tout par une de ses parties seulement, alors qu’il s’agit en l’occurrence d’analyser les actions propres et réciproques, les interactions, les co-actions, les rapports dynamiques et dialectiques du tout et des parties ? Bien que d’autres facteurs interviennent, c’est bien principalement la résultante des trois ordres qui a unifié notre système social. Par contrecoup, toutes les actions et modifications doivent être unifiées. A la connaissance holistique correspond l’action globale. Le communisme libertaire, auquel se réfèrent les anarchosyndicalistes, formalise cette vision globaliste. Il propose sur le plan économique la socialisation (ou collectivisation) des entités économiques, sur le plan politique le fédéralisme des conseils territoriaux et sur le plan idéologique, une éthique égalitaire et libertaire.

LA QUESTION DU NOMBRE ET DE L’ORGANISATION

Vouloir construire une organisation numériquement importante, en singeant les "grandes organisations" du paysage politique ou syndical actuel conduit à tout, sauf à la rupture. Remarquons en effet que tous ces mouvements s’accordent sur le principe organisationnel suivant : "une base, un sommet". Or, dans un tel modèle organisationnel, la base, même quand elle est consciente de ses intérêts, ne peut les défendre (que ce soit par faiblesse des moyens dont elle dispose, de temps, de connaissances, d’analyse, d’outils, etc.). Quand une organisation, au départ libertaire ou anarcho-syndicaliste, s’éloigne des principes organisationnels qui devraient être les siens (c’est-à-dire, "ni sommet, ni base") et adopte dans les faits un modèle pyramidal, il s’en suit (comme dans les organisations autoritaires d’ailleurs) une diminution de l’activité générale de l’organisation et surtout de la capacité d’initiative de la "base". Pour faire face à cette diminution, la "solution" passe alors inévitablement par l’émergence puis le renforcement d’un staff, d’une équipe qui se trouve au sommet de la pyramide et qui dirige l’ensemble. Que ce staff soit composé de dirigeants bénévoles, d’élus, de permanents et autres salariés de l’organisation... ne change rien à l’évolution des choses. Progressivement en effet, c’est le staff qui impulsera l’essentiel de la vie de l’organisation.

Si quelque succès, même illusoire se produit, (création de structures, augmentation du nombre des affiliations...), le staff en tirera l’argument ad hoc pour renforcer les rapports verticaux de subordination, et, portant, son pouvoir sur l’ensemble de l’organisation. En l’occurrence, l’outil façonne progressivement le fonctionnement. L’organisation va se hiérarchiser puis évoluer vers le réformisme, car c’est la pratique et non l’intention qui est déterminante. Le staff crée le staff en multipliant les réunions, les commissions, les actes administratifs, les structures internes et externes.

Rapidement, la question des moyens financiers nécessaires à l’existence du staff devient essentielle. Les cotisations, déjà insuffisantes dans les grandes organisations, ne peuvent suffire dans les petites à nourrir le staff. Restent les dons de militants -mais, dans des milieux populaires, ils sont nécessairement limités- et surtout, les subventions plus ou moins directes, les avantages "légaux" ou détournés (heures syndicales, indemnités d’activité syndicale, décharges, et les sièges dans de multiples fromages : comités d’entreprise, mutuelles, caisses de retraite, commissions paritaires, conseils d’administration d’organismes de formation, de Sécu, d’associations...). Une foultitude de structures, avec, en tête les collectivités territoriales, l’État et ses administrations, se prêtent à ce petit jeu. Tout cela permet de rétribuer des permanents déguisés (payés par la structure d’accueil, mais travaillant pour l’organisation politique ou syndicale).

Mais il ne faut pas oublier que tous ces organismes sont tenus par la bourgeoisie et les réformistes. Ils laissent faire les grenouillages, dont ils ne sont pas dupes, à condition que l’organisation ne soit pas au fond trop remuante, trop radicale, trop "lutte de classe". Comme les places dans tous ces fromages sont, en gros, au prorata de l’influence, le staff se doit de gonfler son organisation, ou du moins de donner l’impression qu’elle gonfle : multiplication de structures creuses, adhésions bradées, clientélisme, démagogie électoraliste... Bref, il lui faut du développement numérique.

Or, en l’état actuel de l’impact de l’idéologie dominante et du recul de l’identité de classe, tout discours révolutionnaire ou simplement de vérité est minoritaire dans la société. Un tel discours ne peut, en ce moment, permettre à une organisation d’atteindre une forte représentativité. Il faut, pour cela être consensuel, taire ou affadir toute posture radicale, opérer un glissement opportuniste et démagogique.

Si la bourgeoisie finance ces jeux, c’est qu’ils constituent un de ses meilleurs instruments de domination. Insensiblement, elle fait évoluer le syndicalisme d’opposition vers un syndicalisme de partenariat dont l’objectif devient d’empêcher l’apparition de toute radicalité chez les salariés, de les encadrer et de les discipliner. Le staff, mis en place au départ dans la louable intention de donner du dynamisme à l’organisation, renforce dans les faits un système pyramidal et droitier. Sa tendance est de devenir pléthorique et, par voie de conséquence, de pénétrer dans un nombre croissant de structures de cogestion. La puissance, les moyens, les privilèges des grandes confédérations qui ont toutes suivi ce chemin (certaines, comme la CFDT, assez rapidement !) en font de véritables institutions. Leurs personnels rétribués (un peu par les adhérents, beaucoup par les subsides de l’État et du patronat) sont de quasi fonctionnaires. L’intégration ou la collusion avec la bourgeoisie dont ils sont les instruments a retourné le syndicalisme contre les salariés.

La conclusion : les organisations qui fonctionnent avec des staffs (qu’elles soient syndicales ou politiques) ont plus de moyens, mais sont par là même amenées à collaborer de plus en plus, à s’institutionnaliser et finalement, à faire reculer la condition des salariés. La "couleur" de départ importe peu, l’évolution est inéluctable.

Face à cette situation, l’électeur de base vote pour le moindre mal ou s’abstient (de plus en plus massivement : voir les élections prud’homales...). Les adhérents, plus impliqués soit se taisent, soit tentent de s’immiscer dans les affaires du syndicat pour le "réformer". Ne disposant pas de moyens, de temps, des informations nécessaires, les gêneurs qui s’engagent dans ce chemin sont vite renvoyés à leur rôle de simples cotisants. Car l’histoire enseigne que l’on ne réforme pas une organisation réformiste, verticalisée, bureaucratisée et que la lutte des classes est incompatible avec la collaboration de classe.

A l’opposé, l’organisation anarchosyndicaliste cherche en permanence à mettre en adéquation son projet, sa structuration et les moyens qu’elle préconise pour l’action sociale. Les initiatives, la construction des projets, leur réalisation doivent appartenir aux structures locales, non à un quelconque staff qui leur serait dans la réalité, quel que soit le discours pour masquer cette dernière, supérieur. Cela suppose un certain nombre de choses dont une me semble essentielle : l’adhésion doit y être consciente, c’est-à-dire faite en connaissance de cause, en connaissance au moins générale du projet anarchosyndicaliste. Car l’anarcho-syndicalisme de la CNT-AIT est complexe et synthétique, il n’oppose pas revendications immédiates et transformation sociale mais agit simultanément et dialectiquement sur ces deux objectifs, évitant le discursif et le verbalisme de l’idélologisme tout comme le pragmatisme plat du revendicatisme même radical.

Bien que des aspects de cet article auraient avantage à être plus développés, j’ai tenté ici de rompre avec la pensée spectaculaire qui sévit même dans les rangs libertaires, les dérives électorales qui y apparaissent (élections professionnelles, municipalisme, vote Chirac, etc.) et les confusions dues à des défauts d’étayage ou à des connaissances parcellaires, occultées par des slogans incantatoires.

Peut-être que certains découvriront d’ailleurs qu’ils partagent d’amples convergences avec les militants de la CNT-AIT. C’est ce que je souhaite, tout comme je souhaite que le dialogue se poursuive avec eux.

Jean Picard Février 2004


CNT-AIT



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