Actualité de l’Anarcho-syndicalisme

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L’idée des soviets, de Pano Vassilev

samedi 23 septembre 2006

I - L’IDÉE DES SOVIETS N’EST PAS UNE NOTION BOLCHEVIQUE

La théorie des soviets n’a rien de commun avec le système de gouvernement soviétique, comme le croient la plupart des gens. Au contraire, nous sommes en droit de soutenir l’inver­se, à savoir que l’idée des soviets, l’idée d’une organisation de la vie sociale dans le sens d’un système nouveau, libre et com­muniste, avec la régulation de la production et de la distribu­tion des biens dans la future société par l’intermédiaire de ren­contres, de réunions de travail entre les délégués directs, tou­jours remplaçables et dépourvus de tout pouvoir, des organi­sations professionnelles et des centres de distribution ; cette idée n’a rien de commun avec le caractère propre aux bolche­viques, leur tendance étatique et leur système dictatorial dans la réglementation de la vie sociale.

Si, malgré cela, l’idée des soviets, surtout en Bulgarie, s’iden­tifie avec le bolchevisme et avec le système soviétique actuel, avec leur dictature étatique, c’est dû avant tout au fait que le parti bolchevique, pour différentes raisons, a réussi à imposer et à affermir son pouvoir dictatorial en Russie. Là où précisé­ment le prolétariat a essayé pour la première fois d’appliquer le système des soviets dans la pratique et sur une vaste échelle.

Et si l’on ajoute l’ignorance de l’histoire du mouvement ouvrier, et plus précisément de son aile gauche, la confusion est plus aisément explicable. Même chez nous, il existe des anar­chistes qui considèrent les soviets comme une invention pure­ment bolchevique et l’assimilent à la dictature bolchevique.

Il n’est pas difficile de démontrer que le bolchevisme dans son fondement n’a rien de commun avec l’idée des soviets dans leur sens propre et original.

Avant tout il faut rappeler que le bolchevisme, d’après ses propres partisans, est le « vrai », « le seul marxisme bien com­pris ». Marx et Engels, les fondateurs de l’idéologie marxiste, ne se sont jamais déclarés en faveur des soviets. Ils ont écrit de nombreux livres où ils ont développé en détail non seule­ment les principes théoriques et philosophiques, mais aussi le programme constructif de ce qu’ils ont appelé eux-mêmes « le socialisme scientifique ». Mais dans aucune de leurs oeuvres (que ce soient des livres, des brochures, des manifestes, des programmes, des lettres ou des notes critiques) on ne trouve une ligne où on peut supposer que « les grands maîtres du prolétariat » ont envisagé les « conseils ouvriers » comme organes dont le prolétariat en lutte pourrait se servir pour coordonner ses efforts, ou, dans le futur ordre socialiste, pour organiser la production, la distribution et la vie sociale en général, ou même dans la période dite transitoire.

De même, il est impossible de trouver un seul mot dans le sens des conseils ouvriers comme organe de lutte chez les élèves, les popularisateurs du marxisme, qui pensèrent et écri­virent après Marx et Engels. C’est tout naturel puisque le marxisme est né, s’est formé et s’est développé justement comme un socialisme parlementaire et étatique. Tel il était, tel il est toujours dans son essence, malgré le décor soviétique que les bolcheviques ont construit en 1917.

La séparation qui a eu lieu en 1872 dans la Première Internationale était la conséquence logique des conceptions incompatibles et profondément opposées des marxistes et des bakouninistes précisément sur la question des rapports entre les mouvements ouvriers et l’État bourgeois moderne en géné­ral, et son organe législatif, le parlement en particulier. Les marxistes, dirigés par Karl Marx lui-même, se définirent claire­ment et catégoriquement comme parlementaires et étatistes. Et les bakouninistes étaient qualifiés d’anarchistes, parce qu’ils se déclaraient ennemis de toutes les sortes de parlementarisme.

Pour Marx, Engels et leurs disciples, la révolution sociale est toujours conçue comme une série de réformes sociales réali­sées par un parti politique dit socialiste ou prolétaire, ayant conquis le pouvoir. C’est-à-dire lorsque le parti politique est devenu maître des organes législatif et exécutif de l’État, du parlement, de la police, de l’armée et des tribunaux. La pré­tendue dictature du prolétariat, dans la conception des fon­dateurs du marxisme et de leurs partisans, est la dictature d’un parlement dans lequel « les représentants du prolétariat » ont réussi à obtenir la majorité. Cette conception est exprimée dans le Manifeste communiste où on parle de la conquête de la machine étatique et de « centralisation du crédit au moyen de l’État » [1]. Dans l’Anti-Dühring [2] Engels écrit : « Le prolétariat s’empare du pouvoir d’État et transforme les moyens de pro­duction d’abord en propriété d’État » et « L’État apparaît réel­lement représentant de toute la société ». Dans leur objectif immédiat, les marxistes ont toujours utilisé l’expression « l’É­tat populaire » (Volkstaat), avec une assemblée législative, c’est-à-dire le parlement, où la majorité revient aux « repré­sentants des travailleurs ».

Marx écrit même en toutes lettres dans le numéro du 12 juin 1848 de La Nouvelle Gazette Rhénane [3] que « après la vic­toire du prolétariat » il faut tout de suite convoquer une assemblée constituante avec des pouvoirs dictatoriaux. Et dans son esprit c’est la « dictature du prolétariat ».

Pour les marxistes, cette « dictature du prolétariat » a toujours été la dictature des « représentants du prolétariat » au parle­ment, dans l’État bourgeois actuel, ce qui est particulièrement clair dans les propos de l’ami de Marx, Engels, sur la Critique du projet de programme d’Erfurt : « Un point absolument certain, c’est que notre parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver au pouvoir que sous la forme de la république démocratique. C’est même là la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l’a démontré la grande Révolution française. » [4]

On peut en conclure que pour Engels, et donc pour Marx et les marxistes, la république démocratique bourgeoise est la forme politique du socialisme au lendemain de la révolution. Il n’y a aucune autre forme où la dictature du prolétariat puisse s’exprimer, parce que la grande révolution française a démon­tré ( !) que la république démocratique est sa forme spécifique.

Jusqu’à la révolution d’octobre 1917, et même deux mois après, les bolcheviques russes - qui comme tous les marxistes à cette époque s’appelaient sociaux-démocrates - se repré­sentaient la fameuse « dictature du prolétariat » uniquement comme celle d’une assemblée constituante. Et c’est vers cette dictature qu’ils avaient mobilisé tous leurs efforts jusqu’aux derniers moments de l’assemblée constituante russe de 1917. De nombreux faits et documents existent qui le confirment, et même de source bolchevique. Par exemple, le programme même du parti du travail social-démocrate russe, où les bol­cheviques étaient majoritaires, est assez clair comme position anti-soviet et en faveur du parlementarisme. Ce programme était toujours en vigueur en 1917. Dans ce programme, que les bolcheviques et Lénine partageaient jusqu’à la dispersion de l’assemblée constituante en octobre 1917 par les marins de Kronstadt, on peut lire :

« C’est pourquoi le parti du travail social-démocrate russe considère comme sa tâche la plus immédiate l’abolition de l’absolutisme du tsar et son remplacement par une république démocratique, dont la constitution doit assurer : « 1) La souveraineté du peuple, c’est-à-dire la concentration de tout le pouvoir suprême de l’État aux mains d’une assem­blée législative formée par des représentants du peuple. « 2) Le droit à l’éligibilité : général, égal et direct pour tous les citoyens de plus de 20 ans à l’assemblée constituante et aux organes de pouvoir local ; droit pour tout élu d’être nommé à toute fonction parlementaire. « Tout en poursuivant ses objectifs immédiats, le parti du travail social-démocrate russe appuie tout mouvement d’op­position révolutionnaire tendant à un changement politique radi­cal, et refuse catégoriquement tout projet de réformes, qui renfor­cerait la tutelle policière et administrative des classes travailleuses. « Le parti du travail social-démocrate russe est fermement convaincu que la réalisation des réformes politiques et sociales n’est possible que par la suppression de l’autoritaris­me des tsars, et la convocation d’une assemblée constituante librement élue par le peuple entier. » [5]

Comme l’indique ce passage, ce programme ne va pas au­ delà d’une république démocratique, d’une assemblée consti­tuante élue par tous les citoyens. Et, comme nous l’avons dit, ce programme existait encore en 1917 sans changement, avec l’appui des mencheviks et des bolcheviques avec Lénine. Le programme n’avait pas varié après l’essai révolutionnaire de 1905-1906 pendant lequel les travailleurs russes avaient créé leurs soviets qui jouèrent alors un rôle très important dans la lutte. Et non seulement les bolcheviques ne corrigèrent pas le programme après la « répétition générale » de 1905-1906, pour le rendre moins parlementaire et plus « soviétique », mais même ils soulignèrent leur position opposée aux soviets, l’expérience des travailleurs. Ainsi au congrès du parti du tra­vail social-démocrate russe tenu à Londres du 13 mai au ler juin 1907, le parti bolchevique (alors seulement une fraction) proposa et appliqua (devenant majoritaire) une résolution sur la question des soviets, dont voici quelques extraits :

« I - Résolution sur la question des rapports du parti envers la Douma (le parlement russe) ; b) il faut expliquer au peuple l’impossibilité de la réalisation de la liberté politique par la voie parlementaire, tant que le pouvoir reste aux mains du gouvernement tsariste [6] ; la nécessité d’une lutte ouverte des masses populaires contre la force armée de l’absolutisme, comme seule possibilité pour la révolution d’assurer une vic­toire totale : le passage du pouvoir aux mains des députés du peuple et la convocation d’une assemblée constituante avec un scrutin égalitaire, direct et secret. « II - Résolution vis-à-vis du congrès ouvrier [7] : b) projet des bolcheviques (qui fut adopté) : Considérant 1) que le parti du travail social-démocrate russe est la seule organisation qui unit la partie consciente du prolétariat comme avant-garde et qui dirige les luttes de la classe ouvrière pour une société socialiste et les conditions indispensables à son instauration. « III - Qu’au moment de l’élan révolutionnaire, il apparaît possible ( !) d’organiser ou d’utiliser pour les buts de la social-­démocratie les formations ouvrières sans parti, comme par exemple les soviets des représentants des travailleurs, etc. « IV - Que l’idée d’un congrès ouvrier conduit en fait au remplacement de la social-démocratie par les organisations de travailleurs sans parti à caractère durable, et que l’organisa­tion et la préparation par la propagande de ce congrès ouvrier aboutissent inévitablement à la désorganisation du parti, et laissent de larges masses de travailleurs sous la tutelle et l’in­fluence de la démocratie bourgeoise. « Le congrès reconnaît que (...) 2) la participation du parti dans ces organisations est possible en cas de nécessité, à condition que le parti développe et renforce ses buts ; 3) l’idée d’un congrès ouvrier sans parti soutenue par les anarcho-syn­dicalistes dans leur lutte contre l’influence social-démocrate sur les masses travailleuses, est absolument nocive pour le développement de classe du prolétariat ; 4) pour le besoin de la libre discussion de la question du congrès ouvrier dans la presse du parti, le congrès estime qu’il ne faut pas faire de pro­pagande en vue de l’organisation du congrès ouvrier ni parmi les membres à titre individuel ni parmi les organisations du parti. » [8] Ces citations du programme du parti du travail social-démo­crate russe (dans lequel les bolcheviques étaient majoritaires) et les résolutions concernant l’attitude de ce parti envers la Douma et le projet de « congrès de travailleurs » sans parti indiquent que les « marxistes-léninistes » russes, même après l’expérience de 1905-1906, ont continué à être fidèles aux enseignements de Marx et Engels et à considérer comme leur la « forme spécifique » selon laquelle « la dictature du prolé­tariat » sera une république parlementaire et démocratique, et non pas les soviets ouvriers et de paysans.

Et si après l’insurrection d’octobre (1917), ils ont abandonné leurs vieilles positions parlementaires et démocratiques non révolutionnaires au sujet de l’assemblée constituante et sont devenus « pro-soviets », ce fut purement et simplement par obligation et parce qu’ils ne pouvaient faire autrement.

Toutes les informations sur la conduite des bolcheviques dans cette période ont une grande importance historique et montrent que jusqu’à la dissolution de l’assemblée consti­tuante ils furent partisans de celle-ci et y placèrent leur espoir, afin d’obtenir par n’importe quel moyen la majorité et grâce à cela proclamer « la dictature du prolétariat ». De là vient leur attitude hésitante et confuse envers les soviets même alors, quand les masses travailleuses commençaient ouvertement à lancer les slogans : « A bas la Constituante ! », « Tout le pou­voir aux soviets des ouvriers, des paysans et des soldats ! ».

Tout au contraire, les anarchistes, ou plutôt ceux parmi eux qui étaient pour les soviets, les considéraient comme « des organes exécutifs de la volonté du peuple travailleur ». [9]Dès juin ou juillet 1917, ils se mirent à la tête de l’ensemble de gens réunis autour des conseils, du prolétariat et contre l’as­semblée constituante. Quant aux bolcheviques, ils conti­nuaient à considérer possible un « changement révolution­naire » de l’Assemblée nationale et ils ne prenaient aucune position claire et nette sur la question du rôle et de la mission des soviets dans la révolution prolétarienne.

Ainsi, par exemple, lorsque les masses de Petrograd et de Kronstadt, écoeurées par la Constituante et par les machina­tions des « représentants du peuple » qui y siégeaient, se ran­gèrent ouvertement sous le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ! », d’abord lancé par des anarchistes, « alors - écrit Efim Yartchouk [10]- les bolcheviques prirent fait et cause pour l’assemblée constituante, et, pour la défendre, ils intro­duisirent dans les soviets l’idée de leur transformation, jusqu’à un certain degré, en organe du pouvoir central [11] ».

« Et lorsque le bolchevique Rochal lors d’un meeting a Kronstadt le 3 juillet 1917 parlait aux masses de la manifesta­tion armée avec le slogan de « Tout le pouvoir aux soviets ! », les autres membres du parti se réunirent avec Razkolnikov, pour attendre la décision du comité central du parti, qui sié­geait à Petrograd. Et à la question de Rochal à Razkolnikov : « Que faire si le, parti décide de ne rien soutenir ? », ce dernier répondit : « ça ne fait rien ! D’ici nous les y obligerons ! » [12]

Il est bien connu, et les bolcheviques bulgares le reconnais­sent, que jusqu’au dernier moment avant l’insurrection d’oc­tobre, la majorité du comité central du parti y était opposée, et que Zinoviev, Kamenev et d’autres jouèrent pendant ces jours décisifs le triste rôle d’opportunistes et de contre-révo­lutionnaires typiques. Ces messieurs, qui par la suite se décla­rèrent comme des révolutionnaires « véritables » et patentés et qui, durant l’insurrection de Kronstadt en 1921 contre le pouvoir bolchevique qu’ils représentaient alors, osèrent trai­ter les matelots kronstadtiens de « contre-révolutionnaires », ces messieurs donc désertèrent le combat au moment princi­pal de la révolution prolétarienne réelle. Ils s’opposèrent au soulèvement, en gardant leurs espoirs de révolution sociale dans le fait qu’elle pourrait apparaître dans l’assemblée consti­tuante, en suivant la voie parlementaire et démocratique.

Que vraiment le parti bolchevique ait été jusqu’au dernier moment, avant la dissolution de l’assemblée constituante, en sa faveur et qu’il ait été obligé de changer sa position anti­soviet et d’accepter en outre le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ! », dès qu’il fut placé devant le fait accompli de la dissolution de l’assemblée constituante, voilà qui est démon­tré par le témoignage de Léon Trotski : « Notre parti ne refu­sa rien de la démocratie, en tenant compte des priorités cer­taines d’agitation politique de cette transition légale vers le nouveau régime. Il en découla notre tentative de convoquer l’assemblée constituante (...) L’assemblée constituante fit obs­tacle au mouvement révolutionnaire et fut balayée. » [13] Trotski ne dit pas, bien entendu, comment et qui précisé­ment « balaya » l’assemblée constituante, parce que sûrement il n’a pas d’intérêt « d’agitation politique » en cela. Et il n’est pas non plus en mesure de décrire cet acte révolutionnaire du parti bolchevique, qui, selon son propre aveu, fit l’impossible pour instaurer « la dictature du prolétariat », c’est-à-dire l’as­semblée constituante. Trotski indique seulement que l’assem­blée constituante fut « balayée » parce qu’elle faisait obstacle au mouvement révolutionnaire. Mais toute personne qui rai­sonne un tant soit peu conclut de cette phrase prudente que : « 1) le mouvement révolutionnaire à ce moment-là n’était sûrement pas conduit par le parti bolchevique ; 2) le parti bol­chevique d’alors, avec sa préférence manifeste jusqu’au der­nier moment pour l’assemblée constituante, constituait un des facteurs qui gênaient le développement de la révolution ».

Anatole Gorelik, sans masquer la réalité par des nécessités « d’agitation politique » décrit ainsi les événements de ces journées : « Hésitant encore, louvoyant envers les soviets et l’assemblée constituante, ils étaient de toute façon résolus à s’installer fermement au Palais d’Hiver. Ce n’est qu’en janvier 1918 (2 mois après le 25 octobre !), n’ayant pas eu la majori­té des voix aux élections à l’assemblée constituante, et mis devant le fait accompli de la dispersion de celle-ci par un déta­chement de marins commandés par l’anarchiste Zelesniakov, qu’ils refusèrent cette constituante. [Le camarade Zelesniakov était ce jour-là le chef de la garde de l’assemblée constituante. Plus tard dans l’après-midi, il s’approcha calmement du chef de l’assemblée, le socialiste révolutionnaire Tchernov, et pro­posa à tous les membres de la constituante de s’en aller parce qu’il en avait assez de leurs bavasseries et de leur « travail » (et que les marins voulaient aller se coucher). C’est aussi simple­ment que s’acheva l’existence de l’assemblée constituante. Les bolcheviques ne participèrent aucunement à la dissolution de l’assemblée constituante, ils "légalisèrent" le fait accompli.] Déjà à cette époque, tout comme maintenant, la politique des bolcheviques était déterminée par le rapport des forces. » [14]

Et, à vrai dire, on ne peut comprendre ce changement que par la nécessité de redresser la barre devant la réalité. Le parti bolchevique l’appliqua soudainement vis-à-vis de l’assemblée constituante et des soviets en 1917-1918, sous la pression du rusé et prévoyant Lénine. L’exposition des faits montre que, confrontés au dilemme de la fidélité au marxisme et au parle­mentarisme, en tenant obstinément à tout prix à l’assemblée constituante et en s’opposant à la passation de « Tout le pou­voir aux soviets ! », avec le risque d’être « balayés » par les masses travailleuses de l’arène de la lutte sociale en tant que parti politique associé à l’assemblée constituante (comme ce fut le cas de tous les autres partis « socialistes », « ouvriers », « du travail »), les bolcheviques refusèrent l’assemblée consti­tuante, s’adaptèrent provisoirement à l’élan des masses en prenant le train en marche, pour attendre le moment propice à l’anéantissement des « soviets », pour leur enlever le « pou­voir » et le concentrer par une voie détournée dans leurs propres mains, non plus évidemment par le biais de l’assem­blée constituante, mais par l’intermédiaire d’un comité exé­cutif central des soviets.

En dépit de l’avis prédominant dans le comité central du parti de ne pas céder à l’enthousiasme des masses, Lénine, tout en étant minoritaire, saisit correctement avec son esprit large le triste sort qui attendait le parti s’il ne se ralliait pas à la tendance des masses. Lénine annonça la solidarité du parti avec le mouvement des travailleurs, des paysans et de leurs orientations. Il annonça qu’il blâmait la majorité du comité central, car elle allait à l’encontre des désirs des masses et était parjure à son devoir révolutionnaire. Il accepta sans réserve le slogan « Tout le pouvoir aux soviets ! », et changea par décret le nom du parti, en lui donnant celui de « communiste », et il suivit momentanément cette tendance.

Mais cela ne dura pas longtemps. Après l’annonce que la contre-révolution avait été vaincue et grâce à la courageuse manoeuvre de Lénine, le parti bolchevique réussit à avoir la majorité au congrès pan-russe des soviets et au comité exécu­tif central des soviets. Ce fut le début de la centralisation des initiatives et du droit par cet institut, dans lequel les bolche­viques conservèrent toujours une position prépondérante. En fait, « par une voie détournée » on en revenait à l’attitude antérieure : tous les droits des soviets avaient été anéantis tout d’abord « provisoirement », puis pour toujours, et de soviet il ne resta que le nom.

« Mais aussi longtemps qu’une contrée est gouvernée par la dictature d’un parti, les conseils des travailleurs et des paysans perdent, évidemment, toute leur signification. Ils en sont réduits au rôle passif joué dans le passé par les Etats généraux et les parlements quand ils étaient convoqués par le roi, et avaient devant eux un conseil du roi tout-puissant. » [15] De la part des bolcheviques, il ne pouvait en être autrement, une fois installés au pouvoir et maîtres de la situation. En effet « Les bolcheviques n’ont jamais été partisans d’un véritable système des conseils. En 1905, Lénine expliquait par exemple au président du soviet de Saint-Pétersbourg [16] que « son parti ne pouvait sympathiser avec l’institution démodée du systè­me des conseils ». Mais comme les premières étapes de la révolution russe s’étaient justement développées sur cette base du système des conseils, les bolcheviques durent, lors­qu’ils prirent le pouvoir, s’accommoder, bon gré mal gré, de cet héritage, très douteux à leurs yeux. Toute leur activité ten­dit alors à les dépouiller peu à peu de tout pouvoir et à les subordonner au gouvernement central. Qu’ils y aient réussi, voilà bien, à notre avis, l’immense tragédie de la révolution russe. » [17]

Nous verrons dans un chapitre à part pourquoi les anar­chistes russes n’ont pas pu empêcher les bolcheviques de prendre le pouvoir et de détourner la révolution et les soviets.

II. ORIGINE EXACTE ET DEVELOPPEMENT HISTORIQUE DE L’IDÉE DES SOVIETS

On considère généralement l’idée des soviets comme « nou­velle » et issue de la révolution russe de 1917. Des historiens plus « précis » ( !) situent la date de leur première apparition autour de 1905-1906, moment où d’importants événements révolutionnaires se déroulèrent en Russie. En fait aucune de ces deux explications n’est vraie.

Il est exact que les soviets sont apparus pour la première fois durant les grèves importantes et grandioses du prolétariat russe en 1905-1906. Il est aussi vrai que la Russie de 1917 connut la tentative la plus remarquable, jusqu’à présent, de l’histoire du mouvement révolutionnaire prolétarien d’appli­quer pratiquement le système des soviets à grande échelle. Et après cette expérience il est également certain que l’idée des soviets a acquis un écho inconnu jusqu’alors et est devenue populaire en particulier dans les pays où elle était soit incon­nue, comme par exemple la Bulgarie, ou bien carrément écar­tée et considérée « utopique », comme en Allemagne.

Cependant, il est inexact de penser que les soviets des tra­vailleurs en tant qu’organes de coordination des luttes ouvrières à l’échelle locale soient apparus d’abord en Russie en 1905-1906 ou 1917. Il est tout aussi faux que l’idée de l’organisation sociale, et plus précisément de la production et de la consommation dans la future société au moyen des soviets locaux de travailleurs, se soit manifestée pour la première fois pendant la révolution russe.

L’origine de l’idée même des conseils de travailleurs comme organe unificateur des travailleurs dans une localité, ainsi que l’apparition de ce concept de régulation de l’activité écono­mique et sociale future de la société dans un endroit détermi­né par les soviets des travailleurs, se trouve déjà à l’époque de la Première Internationale. Elle est présente dans les sections qui étaient à gauche et dont l’idéologue et l’inspirateur le plus célèbre était Michel Bakounine.

Cette conception du soviet des travailleurs en tant qu’organe d’union et de coordination des luttes du prolétariat l’échelle locale, alors que ce prolétariat est organisé dans ses organisations de classe - les syndicats - est un réflexe naturel dicté par la nécessité elle-même. Dès que les travailleurs d’une ville sont unis par le syndicat et lorsqu’ils veulent contacter d’autres syndicats dans une organisation locale, est logique qu’ils cherchent et trouvent un organe qui les relie et les unisse. Au moyen de cet organe, ils pourront coordonner leurs efforts dans la ville, sans perdre leurs liaisons professionnelles ni leur activité autonome.

Pour une telle coordination, l’organisme le plus adéquat est le soviet local des travailleurs, c’est-à-dire l’union des délégué de toutes les organisations ouvrières existant dans un secteur donné, élus par les assemblées syndicales des travailleurs eux­-mêmes, responsables constamment devant ces assemblées et toujours révocables par elles. Cet organe n’est ni un comité de gestion locale, dont les membres peuvent prendre et appliquer des décisions, ni non plus un petit parlement où siègent les « représentants du peuple », élus pour une période fixe, pen­dant laquelle ils légifèrent, tandis que les électeurs respectent inconditionnellement les lois jusqu’aux élections suivantes comme c’est le cas dans les élections municipales actuelles.

Les soviets des travailleurs locaux se sont créés avec des noms et des titres différents, en tant qu’organes uniquement techniques et exécutifs. Ils n’ont eu aucun pouvoir de gestion ni aucun droit de résoudre et de diriger à leur guise ce qu’il faut et ne faut pas faire. Ce sont ceux qui les ont faits qui déci­dent par l’intermédiaire de leurs délégués. Les nécessités de la lutte des travailleurs les ont fait naître.

La Première Internationale fut un syndicat ouvrier créé prin­cipalement par des syndicats nationaux et régionaux. Les sec­tions les plus fortes et les plus avancées étaient les organisa­tions professionnelles des ouvriers jurassiens (dans la Suisse française), à Paris et dans certaines contrées en France, en Angleterre, dans la partie wallonne de la Belgique, en Espagne et en Italie. Dans toutes ces sections, à l’exception de l’Angleterre, les idées et les formes organisationnelles domi­nantes étaient celles propagées et appliquées pratiquement par Proudhon et Bakounine. Par leur intermédiaire, les idées proudhoniennes et bakouniniennes eurent une influence pré­dominante dans toute l’Internationale. L’influence de Marx ne l’emporta qu’en Allemagne, mais la section allemande de l’Internationale était alors une des plus faibles et n’exerça qu’un faible rayonnement sur le développement des idées de l’Internationale à cette époque fondamentale.

Au départ, et pendant longtemps, l’orientation idéologique fut confuse et indéterminée. C’est pourquoi durant les pre­miers congrès (Genève 1866 et Lausanne 1867), il n’y eut pas de la part des internationaux de position claire sur les formes concrètes qu’aurait pu prendre la vie sociale au lendemain de la « liquidation » du capitalisme et de l’État. Mais la croissan­ce de l’Internationale comme instrument de combat s’accom­pagna de l’approfondissement des idées qui s’épanouirent très vite. L’activité pratique et la lutte quotidienne entre le travail et le capital amenèrent progressivement les organisations ouvrières à une étude plus sérieuse et approfondie de la ques­tion sociale et des moyens pratiques de la régler. Au congrès de Bâle en 1869, l’Internationale atteignit le sommet de son développement extérieur. Ce congrès éclaira particulièrement la question des nouvelles formes que prendra l’organisation économique et sociale au lendemain de la révolution. Dans les rapports présentés sur ce point par les délégués, le belge Hins et le français Pindy, pour la première fois dans les ses­sions de l’Internationale on aborde sérieusement le grand rôle que devront jouer pour la solution de la question sociale, les conseils ou syndicats des travailleurs. Et le congrès de Bâle déclare clairement et catégoriquement que les organisations syndicales des travailleurs ne sont pas seulement des organes de défense des intérêts des travailleurs dans le cadre de la société capitaliste existante, mais aussi le squelette et l’em­bryon de l’organisation sociale future qui se trouvent dans le sein du capitalisme. Cette déclaration est imprégnée de l’es­prit des enseignements de Bakounine sur la révolution socia­le, a savoir que la nouvelle société représentera par elle-même l’union internationale des organisations de producteurs - de l’industrie, de l’agriculture, des transports, de la culture, etc. - et ne sera inspirée que par « une organisation interna­tionale sérieuse des associations ouvrières de tous les pays. » [18]

C’est dans ce sens qu’allait la résolution sur cette question, prise par le congrès sur proposition du belge Hins : « Le congrès est d’avis que tous les travailleurs doivent s’employer activement à créer des caisses de résistance dans les différents corps de métier. A mesure que ces sociétés se forment, il invi­te les sections, groupes fédéraux et conseils centraux, à en donner avis aux sociétés de la même corporation, afin de pro­voquer la formation d’associations nationales de métier. Ces fédérations seront chargées de réunir tous les renseignements intéressant leur industrie respective, de diriger les mesures à prendre en commun, de régulariser les grèves, et de travailler activement à leur réussite, en attendant que le salariat soit remplacé par la fédération des producteurs libres. » [19]

Étant donné que les travailleurs révolutionnaires de la Première Internationale arrivèrent à la conviction que les unions professionnelles d’aujourd’hui pour la défense des tra­vailleurs seront demain les unions des travailleurs libres, qui organiseront la production locale, la conclusion logique qui s’ensuit est que les organes actuels qui unissent les syndicats locaux dans une fédération syndicale régionale ou union, seront demain les organes naturels de l’administration et de la gestion des nouvelles formes de la production, de la consom­mation et de la vie sociale. Ces organes ne peuvent agir autre­ment, sauf les conseils locaux de travailleurs. Aujourd’hui ils sont formés de tous les délégués de toutes organisations pro­fessionnelles dans une région. Demain leurs fonctions seront élargies, avec des délégués des organisations ouvrières de consommateurs et leur famille par quartier, selon les besoins de la nouvelle situation et des nouvelles tâches.

Et véritablement, dans le commentaire, également de Hins, qui fait suite à cette résolution, il est dit : « Oui, les sociétés de résistance subsisteront après la suppression du salariat, non point comme nom, mais comme oeuvre : elles seront alors l’organisation du travail. Elles seront alors la résolution du libre-échange, en opérant une vaste répartition du travail d’un bout à l’autre du monde. » [20]

Et cet organe administratif sera : « les conseils des organisa­tions de métiers et d’industries [qui] remplaceront le gouver­nement actuel et cette représentation du travail remplacera une fois pour toutes les vieux systèmes politiques du passé. » [21]

Voilà comment naquit naturellement l’idée de la mise en ordre et de la régulation de la vie sociale et économique dans la société future au moyen des conseils des travailleurs.

Il est intéressant de savoir que l’autre rapporteur sur cette question étudiée et élargie au congrès de Bâle en 1869, le menuisier parisien Pindy, arriva de son côté exactement aux mêmes conclusions que Hins, sur les organes qui administre­ront la vie future. Ces réflexions inspirent les syndicats révo­lutionnaires actuels.

« Selon Pindy, dans la société future les syndicats formeront des communes libres, dans lesquelles le gouvernement et la gestion locale seront remplacés par les conseils des délégués des unions professionnelles des travailleurs. » [22]

La même idée est soutenue par l’écrivain bolchevique A. Tchekine (Stotski) dans un gros ouvrage : « Au congrès de Bâle de l’Internationale, l’un des délégués français [il est évi­dent qu’il s’agit de Pindy, note de P. Vassilev] défendant la nécessité de la création des unions professionnelles, souligna qu’elles sont indispensables pour deux raisons : d’un côté « elles sont un moyen d’action contre l’exploitation du capi­tal à notre époque » et d’un autre « vu qu’elles regroupent dif­férentes professions dans une ville, elles forment la future commune (...) Le gouvernement est remplacé par les conseils des corps de métiers réunis, et par un comité de leurs délégués respectifs, réglant les rapports du travail qui remplaceront la politique. » [23]

Pour les membres de l’aile gauche de l’Internationale, dont l’inspirateur était Bakounine et qui remportèrent au congrès de Bâle une victoire éclatante sur les idées parlementaires, démocratiques et étatiques de Marx, il était clair que pour transformer réellement la société, il fallait qu’elle soit domi­née et organisée par les travailleurs des usines, des ateliers, des entreprises agricoles, etc., et non par le pouvoir de l’État et son organe législatif, le parlement, au contraire des idées marxistes. C’est la raison pour laquelle ils ne se sont pas effor­cés, à l’instar de la bourgeoisie, de créer un nouveau parti poli­tique « ouvrier », afin de devenir maîtres du pouvoir politique et de réformer de haut en bas la vie économique et sociale. Au contraire les travailleurs se sont organisés sur la base de la pro­duction économique, afin de devenir maîtres de la force éco­nomique, de l’industrie, du transport et de l’agriculture, des moyens de production et de consommation, sans lesquels aucun régime vraiment social n’est possible, ni aucune éman­cipation des forces du travail du joug de l’esclavage du salariat. Ils veulent réorganiser de bas en haut toute la vie sociale, dont la base est l’économie, tout en reconnaissant que tout pouvoir politique et toute direction de certaines personnes sur d’autres, doivent disparaître en même temps que l’exploitation des uns par les autres. Les bakouninistes de la Première Internationale comprirent également avec raison, que cela ne veut pas dire la disparition de tout ordre, de toute organisation et de toute pla­nification et activité d’ordre général. Pour la gestion « des choses », à savoir la production et la distribution des biens dans la future société des travailleurs sans classe et sans État, il fau­dra des organes qui répondront aux nécessités, sans contredire le but. Ces organes sont envisagés comme étant les conseils des travailleurs, qui s’unissent et sont en liaison par un système non étatique et fédéraliste d’organisations locales de travailleurs.

C’est ainsi qu’est née l’idée des soviets. Elle fut par la suite affinée et popularisée très largement parmi les travailleurs des pays latins de cette époque, par la presse, les livres et les bro­chures de l’aile fédérale de l’Internationale, qui suivait Bakounine et ses amis. Elle est exposée de façon particulière­ment nette par Bakounine lui-même dans sa brochure « Programme et objet de l’organisation secrète révolutionnai­re des frères internationaux » écrite en 1866 [24], c’est-à-dire trois ans avant le congrès de Bâle où les penseurs et les mili­tants de l’Internationale se penchèrent le plus sur les formes qu’adopterait la société après sa victoire sur le capitalisme.

Au point six de ce programme qui traite de la révolution en pratique, après avoir dit que l’État et toutes les fonctions de l’État seront détruits « radicalement », que « tous les capitaux productifs et instruments de travail » seront expropriés « par les associations de travailleurs » qui les géreront « collective­ment » et que « l’alliance fédérative de toutes les associations ouvrières (...) constituera la Commune », il indique qu’il faut fonder tout de suite : « la commune révolutionnaire par la délégation d’un ou deux députés par barricade, un par rue, ou par quartier, députés investis de mandats impératifs, toujours responsables et toujours révocables. Le conseil communal ainsi organisé pourra choisir dans son sein des comités exé­cutifs, séparés pour chaque branche de l’administration révo­lutionnaire de la commune. » [25]

C’est ainsi que l’idée des soviets a été pleinement étudiée et propagée en tant qu’organe administratif des futures com­munes libres, dans les congrès et les conférences de la section espagnole de l’internationale qui était la plus imprégnée des principes du bakouninisme. Cela a été constaté par l’historien de l’anarchisme Max Nettlau, qui dans son article « A l’occa­sion du prochain congrès de l’Association internationale des travailleurs » [26] écrit : « La fédération espagnole [il s’agit bien entendu de la section espagnole de la Première Internationale - Pano Vassilev] voyait, dans les syndicats locaux des tra­vailleurs, l’organisation qui devait réunir en son sein tous les travailleurs d’une localité des différentes branches de la pro­duction. Leurs délégués formeraient ainsi l’union locale (le soviet) de la commune libre. En entrant dans la fédération avec des syndicats d’un secteur, ils formeront une organisation territo­riale de production d’une région syndicale. Ensuite, comme il est indiqué dans la conférence de Valence de septembre 1871, qui publia un rapport spécial sur sa conception à l’occasion de la conférence de l’Internationale à Londres, les communes de tous les pays formeront une fédération territoriale, qui pour­ra se fédérer avec les fédérations des autres pays. De cette façon, l’appareil interne de reconstruction de la production, de la distribution et des liaisons globales sera fondé. Cette proposition fut presque ignorée par la conférence de Londres où dominaient les marxistes [27]. Le rapport demeura enfoui dans les archives d’Engels, où je l’ai trouvé en 1927, puis je l’ai publié. »

Voilà un nouveau témoignage qui plaide en faveur de notre affirmation selon laquelle le marxisme, prônant le socialisme étatique et parlementaire, est incompatible avec le système des soviets et, tout naturellement, s’y est opposé. Mais en dépit de l’attitude négative voire méprisante des marxistes de l’Internationale envers ce système, leurs sections fédérales continuaient vigoureusement à préparer en ce sens la ques­tion des nouvelles formes de l’administration et de la régula­tion de la vie sociale. Au congrès de la fédération espagnole, tenu à Saragosse en avril 1872, il fut question ouvertement et en détail des « consejos locales », soviets ou conseils locaux, qui se composeront « de tous les producteurs » et se transfor­meront « en conseils d’administration ». Dans le rapport pré­senté à ce congrès par le conseil fédéral, il est dit entre autres : « Tous les grands instruments de travail aujourd’hui réunis par quelques mains oisives, pourraient être transformés du jour au lendemain par une force révolutionnaire et mis immé­diatement en usufruit à la disposition des travailleurs qui les font actuellement produire. Ces ouvriers, par le seul fait de s’organiser dans le syndicat, s’ils n’y étaient pas auparavant, et en offrant aux conseils locaux les garanties nécessaires, acquerraient la pleine jouissance des instruments de leur tra­vail. » [28]

Et plus loin, lors de l’examen de la question de l’approvi­sionnement de la population après le changement social, il est dit : « Ces conseils, divisés en autant de commissions nécessaires, veilleraient à la conservation de la propriété col­lective et, en union avec les administrateurs des sociétés de production, s’occuperaient de ce que le commerce correspon­de aux intérêts et aux droits des sociétaires et de la collectivi­té en général. Pour ce faire, il serait nécessaire de former de grands magasins et de transformer le petit commerce bour­geois comme cela a été dit - ou de façon semblable - à pro­pos de la petite industrie, c’est-à-dire la concentration et la suppression du prolétariat. » [29]

Les premières tentatives d’application pratique de l’idée de cette transformation sociale des conceptions anti-étatistes, anti-parlementaristes et fédéralistes qu’avaient les internatio­nalistes des pays latins furent faites dans le mouvement ouvrier révolutionnaire français, et plus spécialement à Paris en 1871 pendant la fameuse Commune de Paris, et en Espagne au moment des communes révolutionnaires d’Alcoy Barcelone et Carthagène en 1873. On sait, par les premiers manifestes de la Commune de Paris et les proclamations des bakouninistes (qui tentèrent de proclamer des communes libres à Lyon, Marseille et d’autres villes), que le but du mou­vement révolutionnaire en France était la suppression de l’É­tat et de tous les organes législatifs et autres (parlement, poli­ce, armée, etc.), en les remplaçant par la fédération nationale des communes libres et autonomes « dont l’association doit assurer l’unité française ». [30] Cette fédération se composera des délégations libres des communes fédérées. « L’unité, telle qu’elle nous a été imposée jusqu’à ce jour par l’Empire, la monarchie et le parlementarisme, n’est que la centralisation despotique, inintelligente, arbitraire ou onéreuse » dit le manifeste de la Commune du 19 avril 1871. Paris veut « l’au­tonomie absolue de la commune étendue à toutes les locali­tés de la France », « Paris ne veut rien de plus à titre de garan­ties locales, à condition, bien entendu, de retrouver dans la grande administration centrale, délégation des communes fédérées, la réalisation et la pratique des mêmes principes. »

Bakounine lui-même participa au mouvement à Lyon et à Marseille. Et à Paris, il y eut Eugène Varlin, Elisée Reclus, et d’autres. Les manifestes et les proclamations montrent la grande influence que le bakouninisme a eu sur le caractère des événements. Mais malheureusement, pour une série de raisons, cette influence ne fut pas assez forte, et les grandes masses prolétariennes de Paris, comme le remarque Bakounine, après la défaite de la Commune, n’étaient pas assez imprégnées de la conscience socialiste indispensable pour pouvoir donner toute l’impulsion souhaitable à la révo­lution parisienne de 1871.

« Le peuple de Paris (...) était socialiste beaucoup plus d’ins­tinct que d’idée ou de conviction réfléchie. » [31] Le caractère organisationnel externe et les actions de la Commune n’ont pas été purement fédéralistes et socialistes. Les étatistes et les parlementaristes firent barrage parce qu’ils représentaient la majorité ’des idéologues, inspirateurs et membres de la Commune. C’étaient d’anciens démocrates républicains, influencés par les masses dans une révolution à caractère social. Pour cette raison la Commune de Paris, après une cour­te période de véritable commune libre, acquit progressive­ment la caractéristique d’un État local avec son gouverne­ment et son parlement, qui continuaient de s’appeler par habitude conseil communal. Mais les internationalistes ; qui furent élus au conseil communal, n’abandonnèrent pas un moment l’idée que ce conseil représentait en fait un pouvoir d’État et le considéraient purement et simplement comme un organe exécutif. Cependant sur la soixantaine de membres du conseil, les internationalistes et bakouninistes n’étaient que vingt-deux. Les autres étaient jacobins, c’est-à-dire des autori­taires, des étatistes, des parlementaristes. « Ce fut un grand malheur pour la Commune et pour eux ; ils en furent paraly­sés et ils paralysèrent la Commune ». [32] Mais malgré cela, le fait est que le prolétariat parisien de 1871 renversa non seule­ment la monarchie, mais aussi la machine de l’État parle­mentaire et démocratique, et les remplaça par le conseil municipal. Encore que par la suite le pouvoir gouvernemen­tal se soit greffé sur ce trône, le fait que la révolution pari­sienne prît cette voie et non celle de l’État et du parlement, montre, dès cette époque, que la vision bakouninienne de la révolution sociale n’est pas « utopique » et « ridicule », comme le disaient Marx et Engels. En fait cette vision répond beaucoup plus aux mouvements naturels de la révolution prolétarienne que la conception étatique et parlementaire des marxistes, qui fut réduite en poussière par la Commune [33]. Et si les forces de l’influence anti-étatique des bakouninistes avaient été plus grandes à Paris, le conseil municipal n’aurait naturellement pas inclus un pouvoir gouvernemental local. Il serait demeuré un organe purement administratif, comme le désiraient les bakouninistes. Et dans ce cas précis, le conseil ne devait pas être géré comme lors d’élections municipales traditionnelles [34]. Au contraire, il serait composé de délégués directs, toujours révocables, des organisations ouvrières de producteurs et de consommateurs, comme ce fut le cas en Espagne en 1873 pendant les soulèvements d’Alcoy, Barcelone et Carthagène. Là le « système soviétique » fut appliqué pour la première fois, encore que brièvement et à une échelle locale.

L’écrasement de la Commune de Paris « dans le sang de ses courageux défenseurs », la répression sanglante de l’insurrec­tion du prolétariat espagnol en 1873 et du prolétariat italien en 1876 et la réaction profonde, qui apparaît après ces événe­ments dans ces pays, où l’aile bakouniniste de l’Internationale était notablement la plus puissante, aboutirent à l’éclatement des organisations professionnelles ouvrières imprégnées d’es­prit anarchiste. L’Internationale fut cruellement réprimée et en France, elle fut considérée comme une organisation « illé­gale », et peu après elle disparut.

Les anarchistes qui survécurent, en particulier les Français, émigraient ou bien se réfugiaient dans des petits groupes purement idéologiques, secrets, vu les circonstances, et mal organisés. Les poursuites constantes les entraînaient à mener une action terroriste [35] difficile et pénible contre la réaction. La littérature révolutionnaire qui nourrissait et fondait l’idée des soviets, fut détruite et disparut.

L’idéal soviétique déclinait et il cessa d’animer l’action des révolutionnaires dans cette nouvelle situation. Cela amena une mentalité révolutionnaire nouvelle et particulière chez les membres des groupes clandestins et purement idéolo­giques, plus individualistes que collectivistes ou commu­nistes. C’est précisément cette situation et cette « nouvelle » mentalité qui préparèrent le terrain pour l’apparition d’un courant « anarchiste » pluriforme avec un caractère indivi­dualiste et anti-organisationnel, accompagné d’une attitude plus ou moins négative envers les organisations profession­nelles de masse des travailleurs. La pratique terroriste créa de façon naturelle un culte de la personnalité et une vénération de l’héroïsme individuel. Cette atmosphère vit surgir tout aussi normalement la théorie multiforme du « rôle important de l’individu dans l’Histoire » qui contredit directement l’idée de Bakounine accordant à la personne en soi un rôle très modeste dans l’Histoire. C’est aussi dans cette atmosphère que se forma la conception du grand rôle, exagérément impor­tant, des groupes purement idéologiques face à l’activité de second ordre des organisations professionnelles de masse de la classe ouvrière. Il n’y a rien d’étonnant, dans ces condi­tions, que les éléments anarchistes de cette époque aient pensé beaucoup plus à une activité négative et destructrice, qu’à une tâche positive de création devant la révolution socia­le imminente. Les éléments constructeurs et les facteurs de la future édification sociale, c’est-à-dire les organisations écono­miques des travailleurs, étaient dédaignés.

On accordait une plus grande importance aux parties pure­ment négatives et destructrices : « les combattants », les groupes purement idéologiques de « la minorité révolutionnaire ». Et même l’idée purement netchaïevienne [36] apparut : à savoir qu’il est même inutile de penser au lendemain de la destruction de l’ordre ancien, car cela détourne l’attention de la tâche princi­pale : l’anéantissement de tout ce qui est vieux, pourri et actuel. Bien évidemment, vu le règne de semblables conceptions dans les milieux anarchistes, il n’était surtout pas question d’organi­sations, qui « le lendemain » veilleraient aux nouveaux rapports sociaux. L’idée des soviets fut oubliée pour longtemps.

Cependant dès la fin de la période des répressions sauvages, et avec le retour des émigrés et des expulsés [37], ainsi que la mise en liberté de certains camarades, le mouvement ouvrier commença peu à peu à prendre un caractère révolutionnaire. En Espagne la période de déclin et d’interdiction du mouve­ment professionnel dura moins longtemps. La majorité des anarchistes n’avaient presque pas coupé leurs liens avec les milieux ouvriers syndicaux, malgré les persécutions et les massacres. Dès le rétablissement des syndicats, l’idée des soviets resurgit lors des premières conférences syndicales dans tout le pays à la fin de 1876. Celles-ci discutaient la question des « mesures pratiques qui doivent être prises après la des­truction de l’État actuel ». Le projet, adopté presque à l’una­nimité sur proposition de la commission fédérale, indiquait entre autres :

« 1) Les localités où les membres de l’Internationale pour­ront dominer, après le début du mouvement insurrectionnel, se déclareront libres et indépendantes et détachées de tout lien national. « 2) Chacune d’elles déclarera immédiatement que tout ce qui se trouve sur ces limites lui appartient, et que rien n’ap­partient à personne, si ce n’est les meubles et les vêtements d’usage privé. « 8) Les conseils locaux se sous diviseront en autant de com­missions nécessaires, défense, nourriture, administration, tra­vail, instruction, rapports régionaux et fédéraux, etc. « 11) Les congrès départementaux et régionaux assumeront eux-mêmes, par l’intermédiaire de commissions spéciales, la gestion de toutes les affaires qui ne pourront être traitées par les localités, comme la défense départementale et régionale, l’organisation des services publics, la marine, les chemins de fer, les postes, le télégraphe, etc. Le congrès régional nommera la représentation de la région au congrès universel et auprès des autres régions. » [38]

Mais alors (en 1876) le congrès national ne put se tenir à cause de la répression qui empêchait une organisation plei­nement publique. Cela ne fut possible qu’en 1881, avec la célébration à Barcelone du premier congrès ouvrier de la nou­velle Fédération espagnole. Ce congrès n’eut pas de résultats particuliers. En 1882, le deuxième congrès se réunit à Séville et la commission de préparation édita à cette occasion un manifeste très intéressant par son contenu et son importance historique. Après avoir salué les délégués ouvriers réunis sur les « bords du Guadalquivir », le manifeste soulignait que le nouveau mouvement s’inspirait des « principes anarchistes » et « fédéralistes ». Il donnait les traits généraux de la structu­re organisationnelle. Et à nouveau, il était question des conseils ouvriers, de leur rôle et de leurs fonctions.

« Dans la section, l’être humain, autonome, délibère et vote, propose et propage tout ce qu’il veut et comme il le veut, et l’exercice de ses droits individuels ne dépend que de sa propre activité, sauf s’il ne remplissait pas ses devoirs ou s’il fait usage de procédés non réglementaires. » « La fédération locale, de par son existence, a naturellement une personnalité sociale parfaitement juridique, c’est-à-dire avec des droits et des devoirs, et est composée de délégués envoyés par les sections de métiers qui peuvent exister dans la localité. Cette personnalité juridique est appelée Conseil Local. Cependant, les membres de la fédération locale, tout autant que tous ceux qui peuvent assister à une réunion - quelle que soit la fédération à laquelle ils appartiennent, à condition qu’ils aient rempli leurs devoirs - discutent dans ce conseil, avec autant de droit que les délégués qui le com­posent ; ne participent au vote que les délégués de sections de métiers qui composent le Conseil Local. » [39]

Parallèlement on voit en France la renaissance du vieux socialisme bakouninien, fédéraliste et anti-étatiste, sous le nom de « syndicalisme révolutionnaire » ou « anarcho-syndi­calisme ». L’idée des « conseils ouvriers » réapparaît également ainsi que leur rôle dans la reconstruction sociale future. Au congrès de la fédération des Bourses du Travail [40] à Tours en 1896, le schéma de la future société fut décrit dans le rapport présenté par les délégués Claude Guiot (au nom de la Bourse du Travail de Nîmes) et Fernand Pelloutier [41] (au nom du comité fédéral des Bourses du Travail).

« Chaque métier est organisé en syndicat ; chaque syndicat nomme un conseil, que nous pourrions appeler conseil pro­fessionnel du travail ; ces syndicats sont à leur tour fédérés par métier, nationalement et internationalement. « La propriété n’est plus individuelle : la terre, les mines, les usines, les ateliers, les moyens de transport, les maisons, etc. sont devenus propriétés sociales. (...) Il faut à la société tant de blé, tant de vêtements ; les agriculteurs et les tailleurs d’habits reçoivent de la société, soit en argent, tant que celui-ci subsis­tera, soit en valeur d’échange, les moyens de consommer ou d’user des produits fabriqués par les autres travailleurs. (...) Les Bourses, connaissant la quantité de produits qui doivent être fabriqués, en avisent les conseils professionnels du travail de chaque corporation, qui emploient à la fabrication des pro­duits nécessaires tous les membres de la profession. » [42]

Avec le développement ultérieur du syndicalisme révolu­tionnaire français, en particulier dans la période 1900-1907, l’idée des conseils s’affermissait de plus en plus. La diffusion des idées du syndicalisme révolutionnaire en dehors de la France amena en même temps le sens qu’avait les conseils au temps de la Première Internationale et de Bakounine. Il suffit de jeter un coup d’oeil sur les livres, les brochures et les articles des syndicalistes révolutionnaires, ou plus exactement anar­cho-syndicalistes de l’époque, comme Pelloutier, Pataud, Pouget, Griffuelhes, Yvetot, Monatte et de nombreux autres, pour se rendre compte que l’apparition de l’idée des soviets en Russie n’a enrichi en rien le concept. Les propagandistes et les idéologues du syndicalisme anarchiste révolutionnaire avaient déjà établi et adopté cette conception quinze ou vingt ans auparavant ; et Bakounine et ses compagnons, membres de l’Internationale, anti-étatistes et fédéralistes l’avaient fait cinquante ans avant.

Lorsque l’idée des conseils était étayée et développée dans les milieux anarcho-syndicalistes, les marxistes (et parmi eux les bolcheviques) ne voulaient pas en entendre parler, et la plupart d’entre eux - qui passent maintenant pour des parti­sans acharnés des soviets - considéraient cette idée comme une « utopie idéaliste ». Leur « science » socialiste ne pouvait pas admettre que l’on pouvait arriver au socialisme par une autre voie que le parlementarisme et la république démocra­tique, qu’Engels avait proclamée comme « la forme spécifique de la dictature du prolétariat ».

Et les faits démontrent que la première étape de la révolu­tion russe fut celle des soviets et des conseils et non pas la démocratie et le parlementarisme, et indiquent encore une fois que « l’utopie anarchiste » est plus forte que la « science marxiste ».

III. APPARITION ET EVOLUTION DE L’IDÉE DES CONSEILS EN RUSSIE ET RAPPORTS DES ANARCHISTES RUSSES ENVERS ELLE

« Nos soviets n’étaient pas autre chose que la réalisation russe des bourses du travail françaises et des chambres du tra­vail italiennes. » [43] Cette affirmation est exacte dans une cer­taine mesure, mais pas totalement. Les conseils des tra­vailleurs russes étaient effectivement semblables aux bourses et aux chambres dans la mesure où celles-ci, comme les conseils, se présentaient comme des organes d’union et de coordination des activités des travailleurs de différentes entre­prises et productions d’une région, c’est-à-dire des organes d’union territoriale des travailleurs à l’échelon local. Les soviets ressemblaient aux bourses et aux chambres dans le sens qu’ils prétendaient également - du moins durant un certain temps et selon le rôle qu’y jouaient les anarcho-syndi­calistes russes - devenir des organes de régulation au plan local de la production et de la distribution des biens dans le nouveau régime communiste. Mais indépendamment de cette ressemblance, les soviets des travailleurs russes avaient une particularité très caractéristique qui les distinguaient beaucoup des bourses et des chambres, et même des conseils de travailleurs locaux des organisations ouvrières espagnoles. Les bourses et les chambres en France et en Italie, et les conseils ou comités en Espagne, sont en fait des conseils syn­dicaux ouvriers locaux, composés des délégués des organisa­tions professionnelles ou de producteurs existant préalable­ment localement. Ces organisations ont leur vie établie et réglée, et leurs délégués dans les conseils syndicaux, les bourses ou les chambres sont responsables devant les assem­blées de ces organisations.

La situation dans les soviets russes des délégués des travailleurs est complètement différente de ce point de vue. Dans la majorité des cas, ces soviets sont composés par l’as­semblée des délégués choisis réellement, comme pour les bourses et les chambres, par les travailleurs des différentes entreprises et des diverses branches de la production. Mais ces délégués ne sont pas désignés par des organisations unies fer­mement aux syndicats ouvriers, ils le sont par des masses ouvrières non organisées, amorphes, éparpillées et réunies selon les cas, qui se rendent aux assemblées chargées d’élire les membres du soviet uniquement pour voter. Que la situa­tion soit ainsi, on le déduit de la description de l’anarchiste russe, le professeur N. Kareline, lorsqu’il aborde cette question dans son livre « Novoe kopotkoe izlojenie polititcheskoy eko­nomü » (courte exposition nouvelle d’économie politique), dans le chapitre « Les conseils ouvriers russes ».

« Les soviets des délégués ouvriers consultent les représen­tants des ateliers et des entreprises. Ces soviets sont formés exclusivement de personnes déléguées et élues par atelier - où les plus petits ateliers se réunissent dans des assemblées communes. ComYlien d’ouvriers participent à ces réunions qui élisent les délégués envoyés aux soviets ? c’est une ques­tion secondaire. L’important est que chaque travailleur, préci­sément parce qu’il l’est, sans s’occuper de savoir s’il est ou non à jour de ses cotisations, s’il entre ou pas dans le nombre des membres du soviet, peut à tout moment se présenter aux réunions » (p. 176).

Cette façon occasionnelle de se réunir et de se coordonner contribua par la suite à la domination facile à obtenir des soviets par les partis. Le prolétariat russe fut obligé de faire vite à cause des circonstances. Et quand il fallait mener des actions de masse, il n’y avait pas, sauf quelques exceptions, d’organi­sations prolétaires de classe déjà existantes avec une activité régulière et ses organes respectifs visant à préparer les luttes. On peut affirmer que lorsque les événements de 1905-1906 entraînèrent les travailleurs russes dans le tourbillon des grandes luttes sociales de l’époque, ils étaient presque inorga­nisés. Il n’y avait presque pas de syndicats et les grèves se déroulaient en silence et dans l’isolement. Pour autant qu’ils existaient, les syndicats étaient faibles, impuissants, éparpillés sur tout le territoire sans aucun lien et, dans le plupart des cas, c’étaient des sections de la fraction social-démocrate. Dans l’ensemble, avant l’apparition des conseils en 1905, le prolé­tariat russe était désorganisé. De nombreuses raisons expli­quent cette situation, mais les faits sont ainsi. Jusqu’en 1905, les grèves des travailleurs russes ont été menées par des comi­tés de grève provisoires, choisis par les grévistes de l’entrepri­se, et unis aux autres secteurs en grève. Cette façon de mener la lutte se trouve toujours là où le prolétariat est désorganisé et sans syndicat de masse régulier, comme c’était le cas en Bulgarie jusqu’en 1923.

Et chez nous, vu l’absence de syndicats ouvriers, les grandes grèves, comme par exemple celle des ouvriers du tabac de Trace en 1930 et des travailleurs de la canalisation des eaux de Rila la même année, furent menées, non pas par les syndicats, qui n’existent pas, mais par des comités de grève élus provi­soirement, composé de délégués de chaque entreprise ou de groupes d’ouvriers importants. Et ce comité disparaît automa­tiquement après la fin de la grève.

Telle était la situation en Russie jusqu’en 1905. Les ouvriers n’avaient pas de syndicats et « les événements se déroulèrent à une vitesse stupéfiante ». [44] Les grèves s’étendaient massive­ment et longtemps. La défaite russe face au japon lors de la guerre de 1904-1905 fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. La marine se mutina, tout le peuple se déclara contre la monarchie absolue. Le mouvement de grève engloba peu à peu tout le pays. Alors qu’elles étaient courtes et peu suivies, les grèves devinrent longues et massives. Enfin en octobre 1905, elles se transformèrent en une fameuse grève générale du prolétariat russe. Devant cette pression, le tsar fit publier un manifeste, le 17 octobre 1905, où il promettait d’introdui­re en Russie une constitution et un régime parlementaires. Mais la classe ouvrière accueillit avec méfiance ce manifeste et montra son désir de dépasser les actions de protestation habi­tuelles. Elle voulait prendre en main son destin et établir une nouvelle société, où la gestion serait contrôlée par les tra­vailleurs des villes et des campagnes, et pas par un parlement. Alors se fit jour l’idée que ce rôle revenait aux soviets des délé­gués ouvriers, qui n’étaient que des comités de grève jus­qu’alors, élus par les travailleurs des entreprises. Ces soviets, comme les grèves, devinrent réguliers et durables.

Poussés instinctivement par le développement des événe­ments et par la vie elle-même, les travailleurs et les soviets ouvriers, comme les organisations hors des partis, s’efforcè­rent d’être des organes indépendants et autonomes de la clas­se ouvrière qui, indépendamment de l’action des partis poli­tiques, prennent seuls la direction des luttes et l’organisation de la vie sociale nouvelle. Mais malheureusement, cela ne fut pas possible, car dans la plupart des cas, et dans les régions les plus habitées, les sociaux-démocrates avaient alors des orga­nisations relativement fortes, créées depuis 1901-1902 et ayant eu une propagande énergique.

Si à cas moment-là il y avait eu en Russie une organisation anarchiste solide, appuyée par les masses populaires, on aurait pu compter sur un large mouvement révolutionnaire socialis­te. Les partis politiques auraient été impuissants. Ils auraient dû avancer sous la pression du peuple, de peur d’être jetés aux oubliettes. Mais cela n’existait pas. Il n’y avait que des petits groupes disséminés d’anarcho-communistes. Le vérité est que, comme toujours, ils eurent une influence sur les événements, en étant, comme partout, à l’avant-garde du mouvement et en rendant la lutte plus aiguë. Mais cela ne suffisait pas. Les masses des travailleurs n’étaient pas unies dans un parti de classe [45].

Les sociaux-démocrates et les S.R. (sociaux-révolutionnaires) conquirent les conseils de délégués ouvriers et s’efforcèrent de faire des comités exécutifs de grève des comités politiques éta­tiques, qui se transformèrent progressivement en « gouverne­ments provisoires ». Cela freinait le cours naturel de la révo­lution et rétrécissait son horizon. Les socialistes étatiques firent tout leur possible pour dominer le mouvement et l’orienter vers leurs buts politiques étroits. Mais la direction de la révolution n’alla pas aux partis politiques. « Les révolu­tionnaires extrémistes » des masses populaires augmentèrent constamment. [46]

En vérité, grâce aux « révolutionnaires extrémistes » et aux « instincts anarchistes » du prolétariat russe, les partis poli­tiques ne réussirent pas en 1945 à prendre « la direction du mouvement » et à le faire entrer dans le cadre de « leurs buts politiques étroits ». Mais les anarchistes non plus ne purent pousser le mouvement révolutionnaire vers la vraie révolu­tion sociale, en lui donnant un caractère organisé et consciemment libertaire. Cela arriva non seulement à cause de la faiblesse, du manque d’organisation et de la jeunesse [47]du mouvement anarchiste russe, mais également pour une autre raison que Rogdaev ne rappelle pas expressément dans son rapport. Cependant, un autre anarchiste russe, M. Raevski, comprend et souligne très nettement ce fait :

« La propagande anarchiste constante des trois dernières années et la liste interminable de victimes offertes par les anarchistes sur l’autel de la révolution russe (en 1905) ne don­nèrent pas le résultat qu’on était en droit d’espérer. (...) Nous ne pouvons accuser, pour expliquer ces tristes résultats, la psychologie du prolétariat et du paysannat de notre pays. Le mouvement ouvrier et paysan en Russie par ces réformes sou­daines, son comportement, ses slogans obligea même la pres­se des cadets et des sociaux-démocrates à reconnaître l’impor­tance des éléments de l’anarchisme latent des masses ouvrières et paysannes (...) « Les causes qui se sont révélées comme des freins à l’ex­pansion de notre mouvement furent principalement l’isole­anent des éléments les plus actifs de nos groupes par rapport au peuple. Cet isolement provenait non pas tant de la situa­tion délicate d’un nouveau courant, sans lien avec les couches prolétaires et forcé par cela même de mener un combat tena­ce contre les partis établis plus tôt. Cet isolement venait la plupart du temps de la conviction bien ancrée, de la tendan­ce consciente à préserver l’activité anarchiste. [48] « Ces éléments négatifs et extrêmement corrupteurs pour le développement de l’influence anarchiste furent la caractéris­tique de l’anarchisme russe jusqu’à la veille même de la révo­lution de 1917. Ils dominaient les milieux anarchistes. Les anarchistes ne purent, malheureusement, s’en débarrasser, même pendant la révolution. Le mouvement anarchiste russe était très fortement influencé par la tactique à la Netchaïev du passé et les habitudes et les capacités terroristes individua­listes anciennes. Cette attitude fut renforcée par le mouve­ment terroriste en France et d’autres pays occidentaux, au moment du déclin de l’anarchisme syndical ouvrier dans ces pays. Les conditions politiques russes spécifiques de l’époque du tsarisme servirent dans une large mesure de terrain privilé­gié au maintien de cette tactique et au renforcement d’un état d’esprit conforme à cette tactique individualiste et sectaire. A l’époque en question, au moment de la formation des soviets des travailleurs et de l’apparition de l’intérêt de créer des orga­nisations prolétaires syndicales hors des partis, l’anarchisme russe était dominé par les tendances des « besnatchaltsy » (ceux contre l’autorité) et des « tchernoznamentsy » (ceux du drapeau noir) [49] opposées au mouvement syndical. Ces ten­dances refusaient de participer aux conseils ouvriers et ainsi elles s’éloignèrent du mouvement de masse du prolétariat, en laissant le champ libre pour l’oeuvre et l’influence des sociaux-­démocrates (les mencheviks et les bolcheviques) et des SR.

« Les membres de ces tendances déclarèrent que le mouve­ment prolétaire de masse, plongé dans le crépuscule des revendications quotidiennes, parfois illuminé par les rayons éclatants de l’idéal extrême, assimilerait inévitablement et accueillerait sur le plan syndical et politique chaque révolu­tionnaire anarchiste, qui se trouve proche de lui. (...) « Selon eux, il était pleinement suffisant pour déclencher la révolution sociale - « la bagarre du peuple » - de faire parmi les paysans une propagande pour « la terreur dans les terres », « d’organiser », « par les groupes anarchistes », « des attaques de la propriété privée et une série d’actes terroristes ». Le peuple, réveillé par les explosions des bombes, s’éveillera de son sommeil de milliers d’années et se mettra à détruire le vieux monde et à construire le monde nouveau. (...) « Toute leur tactique repose sur la conception optimiste de la préparation constante des masses ouvrières se trouvant dans un état amorphe, préparation à l’insurrection sous la pression des pionniers de la révolution sociale, les groupes anarchistes. » [50]

Il n’est donc pas étonnant qu’en dépit de l’instinct anar­chiste des masses travailleuses russes, les partis politiques aient réussi à prendre en main les soviets et les syndicats nou­vellement créés par la suite, et à en chasser les anarchistes. En cela, les partis empêchaient la révolution de se développer dans un sens libertaire, et ils la transformèrent en une révo­lution presque purement politique.

Bien évidemment, tous les anarchistes russes n’avaient pas cette position sectaire envers le mouvement et les organisa­tions des travailleurs. Il y avait une heureuse exception à cette tendance générale, celle des anarcho-syndicalistes russes, connus en Russie sous le nom de « novomirtsy » (parce qu’ils apparurent dans le sud de la Russie à Novy Mir) et à l’étranger ils étaient surtout groupés autour de la revue Khleb i Volia (« Pain et Liberté ») - d’où leur surnom de « khlebovoltsy » - éditée à Genève, puis sous le nom de Golos Truda (La voix du travail) - après 1906 - éditée à New York. Mais cette ten­dance était relativement faible, et en plus la plupart des meilleurs représentants militaient à l’étranger (Paris, Genève, Londres, New .York, etc.), où ils durent émigrer. Ce ne fut qu’indirectement qu’ils eurent une influence sur le mouve­ment ouvrier en Russie. Leur attitude envers les « masses », les soviets syndicaux des travailleurs fut complètement différen­te de celle de l’anarchisme russe traditionnel.

Avec la clarté particulière et tout à fait dans l’esprit de la vision bakouninienne du rôle des conseils professionnels et des soviets ouvriers locaux, les anarcho-syndicalistes russes ont milité dans les soviets. Le premier - selon Vassili Khudoley - fut Novomirski avec son livre Iz Programy sindi­kalnavo anarkhizma (extrait du programme anarcho-syndica­liste), édité à New York en 1907.

Alors que les bolcheviques continuaient après 1905-1906 à négliger les « soviets », en ne leur donnant aucune significa­tion comme forme ou organe de la société socialiste future, et en les considérant comme un reste du passé, les anarcho-syn­dicalistes, dont l’action, comme nous l’avons vu, suscita dans une large mesure l’initiative de la convocation d’un congrès général hors des partis des organisations ouvrières en 1907, considérèrent - et le livre de Novomirski en est une preuve - que le soviet est l’organe qui au lendemain de la révolution servira de régulateur de la production et de la consommation dans la nouvelle société.

Dans son chapitre Collectivisme et communisme où il décrit ce que les ouvriers devront faire après avoir exproprié les capita­listes et liquidé l’État, Novomirski dit :

« Cela veut dire concrètement que : toutes les associations ouvrières d’une ville ou d’un village donné constituent une fédération, c’est-à-dire une union libre d’organisations égales en droits. Chaque organisation participe au conseil fédératif de la commune, où les représentants des différentes associa­tions, à la demande de leurs camarades, établissent des listes générales des produits indispensables, des quantités, des qua­lités, etc. Les communes ouvrières font partie d’unions plus importantes, par exemple des fédérations nationales et inter­nationales. » [51]

De nombreux documents témoignent de l’attitude positive et sérieuse des anarcho-syndicalistes russes envers les unions professionnelles et les soviets ouvriers, et des rapports néga­tifs des anti-syndicalistes.

Par exemple le témoignage de la célèbre anarchiste russe Maria Korn dans son article Kropotkine et le mouvement révolu­tionnaire russe, où, entre autres choses, elle cite les disputes entre « syndicalistes » et « anti-syndicalistes » dans les milieux anarchistes :

« Cela se situait au moment de l’épanouissement du syndi­calisme révolutionnaire français, et les camarades, connaissant le mouvement ouvrier étranger, parlaient avec enthou­siasme des succès des idées anarchistes parmi les travailleurs, et comment les organisations ouvrières acceptaient volontiers l’idéal anarchiste libre et la tactique anarchiste (...). Ils rêvaient de créer par l’effort des anarchistes un semblable mouvement en Russie. D’autres, au contraire, méprisant les unions professionnelles tout comme celles des bourgeois, ne voyaient l’esprit révolutionnaire que chez les éléments misé­rables des masses populaires. La participation dans les syndi­cats leur semblait une concession, une déviation de l’idéal anarchiste. La différence résidait, dans le fond, dans le point de départ : les "syndicalistes" voyaient principalement les tâches du futur, le moment de la reconstruction ; les "anti­syndicalistes" se préoccupaient plus de la lutte révolutionnai­re d’aujourd’hui et craignaient que les anarchistes ne s’enfer­ment dans les masses ouvrières en général, qu’ils considé­raient comme peu révolutionnaires. » [52]

« Plus tard une autre question apparut dans nos disputes de partis [53], formulée comme les rapports avec les soviets de représentants de travailleurs créés pour la première fois en 1905. Les anarchistes pouvaient-ils y entrer ? Oui, répon­daient les syndicalistes. Non, disaient les adversaires. » [54]

Et les adversaires du syndicalisme étaient la majorité dans le mouvement anarchiste russe, et ils eurent une influence déci­sive sur les résultats de l’action anarchiste parmi les masses ouvrières et paysannes. Cette majorité était composée (comme on le voit d’après un article sur l’histoire de l’anar­chisme russe de Guéorgui Maximov) d’individus à « fortes personnalités, mais avec une faible culture anarchiste et ayant une vision primitive de l’anarcho-communisme et des pro­blèmes posés par la révolution et par la vie. »

Un autre anarcho-syndicaliste russe, Marc Mratchine, par­lant du manque de fondement et de sérieux de la littérature de propagande anarchiste russe et de la fragilité des concep­tions de la majorité des anarchistes russes d’avant la révolu­tion, écrit :

« C’était un flot, un horrible torrent de déclamations, tantôt appelant au combat contre le pouvoir et le capital, tantôt van­tant tout l’attrait de la future commune anarchiste. Mais il n’y avait pas un mot sur les questions malicieuses sur le quoti­dien, des questions comme : comment surmonterons-nous avec les travailleurs eux-mêmes les destructions de la guerre et du sabotage de la faible industrie d’un pays en révolution ? Peu d’entre nous donnaient des réponses claires et concrètes. (...) « Et si nous nous efforçons d’évoquer sur deux plans nos grands défauts : le manque des connaissances les plus indis­pensables et une grande dose d’absurdité, nous comprendrons clairement toutes les maladies infantiles de notre mouvement lors de la révolution. Nous nous expliquerons la possibilité de l’apparition, par exemple, du Manifeste des fameux frères Gordine, dans lequel nous avons, entre autre : "Valets, fondez l’anarchie ! Prostituées, fondez l’anarchie ! Princes de la nuit, soyez princes du jour, fondez l’anarchie ! " Nous compren­drons la possibilité et même la nécessité inéluctable psychi­quement de l’apparition d’un anarchisme immédiat, sans compromis, sans accord, d’un anarchisme pour gérer une maison, pour fonder une garde noire, etc. Nous nous expli­querons, enfin, le plus grand des malheurs qui corrompt le mouvement anarchiste de notre pays : l’absence d’une orga­nisation anarchiste grande et forte. « L’anarchisme est une belle science de l’organisation de la vie économique et sociale des gens sur une base humaine et rationnelle. C’est un mouvement vivant et créateur des masses travailleuses pour leur émancipation complète. Une minorité de pygmées myopes réussissent à rétrécir, dénaturer, réduire à un individualisme borné, estropié et petit-bourgeois refusant la nécessité de toute organisation, à une attitude dédaigneuse envers "la masse", le mouvement ouvrier et son organisation. « Nous n’étions pas assez anarcho-syndicalistes. Nous avons perdu beaucoup de temps à nous organiser alors que les inté­rêts vitaux de la révolution exigeaient l’organisation des masses travailleuses. Nous ne réussîmes pas à créer une base assez forte sous nos pieds, ce qui permit au gouvernement russe de nous liquider relativement facilement. » [55]

Pour ce qui est des rapports positifs et corrects des anarcho­syndicalistes russes avec les soviets, les syndicats et en général avec les organisations de masse des travailleurs, de même qu’une vision sérieuse des problèmes de la révolution sociale, on peut consulter deux documents : les résolutions du congrès de la confédération des anarcho-syndicalistes pan­russes [56] du 25 août 1918 et le projet-déclaration de l’armée insurgée révolutionnaire d’Ukraine (Makhnovistes) du 20 octobre 1919 écrit par Voline [57] célèbre anarcho-syndicaliste russe.

La résolution des anarcho-syndicalistes est : « Le congrès décide : « 1- de lutter contre le pouvoir de l’État et du capitalisme ; de réunir les soviets indépendants en fédérations et d’entre­prendre la réunion des organisations ouvrières et paysannes indépendantes en vue de la production ; « 2 - de recommander aux travailleurs la création de soviets libres et la lutte contre l’institution des conseils des commissaires du peuple, car ils représentent une forme d’or­ganisation qui ne peut qu’avoir des conséquences funestes pour la classe ouvrière » » [58].

Dans le projet-déclaration de l’armée makhnoviste, dans la partie « Établissement des soviets », Voline écrit : « Afin de créer une vaste union et des liens réciproques, toutes ces organisations - au niveau de la production, du tra­vail, de la distribution, du transport, etc. - désignent sans pressions, de bas en haut, des organes de coordination, sem­blables à des conseils économiques, qui ont une fonction technique de régulation de la vie socio-économique, à grande échelle. Ces conseils peuvent être communaux, urbains, régionaux, etc. Ils s’organisent librement. En aucun cas n’ap­paraît d’administration politique, dirigée par des responsables de tel ou tel parti, qui dictent leur volonté et imposent sous le masque du "pouvoir soviétique" leur pouvoir politique. Ces conseils techniques ne sont que des organes consultatifs d’exé­cution qui règlent l’activité économique des localités. » [59]

La majorité des anarchistes russes étant anti-syndicalistes, ils n’eurent pas cette attitude face au mouvement et aux soviets des ouvriers, qui jouèrent un rôle si important et, à mon avis, décisif. « Les anarcho-communistes - écrit Yartchouk dans un article sur les anti-syndicalistes - s’intéressèrent peu aux organisations des grandes masses de travailleurs. Ils les atta­quèrent même (les anarcho-syndicalistes) parce qu’ils partici­paient aux organisations ouvrières. Ils considéraient que les anarchistes doivent s’occuper de la destruction de la vieille société, de la construction immédiate de communes anar­chistes. Ils continuaient à placer leurs espoirs dans de petits groupes anarchistes, en pensant que ceux-ci pousseraient les masses vers le communisme anarchiste. »

L’opinion même de personnes ayant le prestige et la consi­dération de Kropotkine dans tout le mouvement anarchiste international selon laquelle « sans syndicats toute révolution est vouée à l’échec », « il faut et on doit entrer dans les soviets » bien sûr « tant que ces soviets sont des organes de combat contre la bourgeoisie et l’État, et non pas des organes de domination » ; même cette opinion ne put entraîner un chan­gement de l’ensemble des anarchistes russes, majoritairement anti-syndicalistes, au sujet des travailleurs sans parti et des organisations et des mouvements de masse. Les camarades demeurèrent jusqu’à la fin sur leur vieille position sectaire et erronée. Ils fuirent les syndicats alors qu’ils devaient y être pour empêcher les politiciens et les étatistes de s’en emparer et de dénaturer la révolution. Ces fautes de la majorité des anarchistes russes se révélèrent fatales pour l’avenir comme pour l’anarchisme russe, et la révolution russe.

Nous devons en tirer la leçon. Nous devons comprendre que si la majorité des anarchistes russes n’avaient pas eu cette atti­tude sectaire vis-à-vis du mouvement syndical du prolétariat et des soviets en tant qu’organe de lutte prolétarienne, on ne serait sûrement pas arrivé à la triste situation que nous avons maintenant ; surtout que cette influence aurait été profitable pour le développement de la perception anarchiste des masses ouvrières russes, qui en outre d’elles-mêmes suivaient une voie libertaire de la solution de la question sociale. S’ils avaient eu une position positive, leurs idées étant suivies ins­tinctivement par les masses, ils n’auraient pas été vaincus aussi vite, exilés et écartés de toute participation dans la construction de la nouvelle société communiste par des démagogues habiles et rusés qui - selon le commentaire exact de Kereline « arrivèrent au pouvoir par la voie des slo­gans anarchistes ».

BREVE BIOGRAPHIE DE PANO VASSILEV

« Le 13 avril (1933) à 19 h dans une rue de Sofia, a été assas­siné par la police l’ouvrier anarcho-syndicaliste Pano Vassilev. Ce fut un assassinat lâche et perfide, et qui malheureuse­ment n’est pas un fait isolé : c’est un anneau de la chaîne des forfaits dans ce pays malheureux où le meurtre politique est devenu déjà une vertu, tandis que les assassins passent pour des héros et des patriotes. » (Extrait d’une lettre manuscrite en français de l’époque pour informer la presse libertaire, signé par G.G.).

« Pano Vassilev (1901-1933)

« Si le nom et l’action de Manol Vassev personnifient le militant syndicaliste de l’anarcho-communisme bulgare, celui de Pano Vassilev représente l’anarcho-syndicalisme en Bulgarie, introduit dans le pays comme une tendance de l’anarchisme.

« Né le 17 octobre 1901 à Lovetch, fils d’une famille pauvre (son père était tanneur). Comme élève au lycée, Pano vit la misère et le fardeau du travail du peuple et commença à pen­ser à sa libération. En ces années de chômage et de maigre subsistance dans le pays, Pano, comme beaucoup d’autres, en proie au rêve d’aller vers de lointaines contrées, s’en alla avec Boris Chivatchev (qui devint un écrivain anarchiste connu et apprécié des milieux cultivés bulgares) le 7 novembre 1920 pour l’Argentine. Il y passa près de quatre années. Sous l’in­fluence de l’organisation anarcho-syndicaliste alors puissante, la FORA (Federaciôn Obrera Regional Argentina), il devint anarcho-syndicaliste.

« A son retour en Europe en 1924, il demeura un certain temps en France, où il enrichit sa connaissance de l’anarcho­syndicalisme. A Sofia Pano Vassilev entreprit une propagande très active et fructueuse, à partir de 1926. Dans la célèbre bibliothèque-salle de lecture « Khristo Botev » dans le quartier Ioutchbounar de Sofia, il montra pour la première fois ses capacités d’orateur et de polémiste, ayant de solides connais­sances de l’anarchisme et du marxisme. Il était estimé par un public nombreux à cause de son ton chaud et captivant et de sa solide argumentation.

« Dans le même temps, Pano Vassilev militait fortement pour la diffusion des conceptions anarcho-syndicalistes et la création du mouvement syndical correspondant. Initiateur, rédacteur et collaborateur de revues et de publications, porte­parole de l’anarcho-syndicalisme, auteur d’une remarquable brochure sur les soviets, seul travail sérieux alors sur ce sujet, il se hissa à la hauteur d’un grand militant ouvrier. Son nom devint la cible de la réaction, qui ne cessait de rechercher des victimes.

« Ayant participé comme délégué de la Bulgarie au congrès de l’AIT en Espagne, à son retour, il publia une série d’ar­ticles présentant cette Internationale et le mouvement syn­dical espagnol aux travailleurs bulgares.

« En 1933 la fédération nouvellement créée des Groupes ouvriers autonomes à Sofia, afin de déjouer la surveillance des imprimeries, fit imprimer très tôt un manifeste à distribuer le ler mai. Pano Vassilev alla le chercher à l’imprimerie le 13 avril. Suivi et guetté alors qu’il prenait la paquet de tracts, il fut assassiné dans une embuscade par un membre de la poli­ce du régime démocratique de Grigorov.

(Notice biographique tirée de Istoria na bezvlastnitcheskoto dvijenie v Balgaria, otcherki (Histoire du mouvement anarchis­te en Bulgarie, esquisse) de Guéorgui Balkanski - traduction française Volonté Anarchiste n° 16-17.)


[1] Manifeste communiste, conclusions, mesure n° 5.

[2] Anti-Dühring, Ed. Sociales, 1959, p. 319-320.

[3] Les Allemands - comme Liebknecht et Bebel - publiaient un journal sous ce titre auquel collaboraient Marx et Engels.

[4] Dans Marx-Engels, Programmes socialistes, éd. Spartacus, p. 74.

[5] Londonsky sezd rosiskoy sots-demokrotitcheskoy robotchy parti, Paris 1909, p. 16.

[6] Il s’ensuit logiquement que si le « pouvoir réel » échappe au gou­vernement tsariste, la « liberté politique » est applicable par la voie parlementaire.

[7] Il s’agit du projet de congrès ouvrier des représentants des soviets et d’autres organisations sans parti.

[8] Op. cit. p. 455.

[9] Voir le livre Anarchisme et communisme (en russe) de Preobrajenski.

[10] Yartchouk fut un des participants.

[11] Cité dans le livre de Yartchouk Kronstadt dans la révolution russe. (en russe, et en traduction espagnole)

[12] Yartchouk, op. cit., p. 15.

[13] Terrorisme et communisme (retraduit du bulgare, p. 36).

[14] A. Gorelik, Les anarchistes dans la Révolution russe, Paris 1973, trad. Skirda, p. 65. Pour la partie " Le camarade ... accompli ", nous avons traduit du russe - original pp. 15-16 - car elle est omise dans l’éd. fr. (N.D.T.).

[15] Kropotkine, Lettre aux ouvriers occidentaux, 1920, dans Kropotkine, Oeuvres , 1976, p. 346.

[16] Un certain G. Khroustalev.

[17] Rudolf Rocker, Les soviets trahis par les bolcheviques (la faillite du communisme d’Etat), 1921, éd. fr. Spartacus, 1973, p. 20.

[18] Bakounine, La politique de l’Internationale, publiée par L’Égalité, le 28/8/1869, soit quelques semaines avant le congrès de Bâle (Texte dans Bakounine, !e socialisme libertaire, éd. F Rude, 1973, p.181 ).

[19] En réalité Pindy, citation du Compte-rendu du iv Congrès internatio­nal tenu à Bâle en septembre 1869, éd. Bruxelles 1869, p. 143 et La Première Internationale (Recueil de documents),Genève, 1962, tome II, p. 109.

[20] Op. cit. p. 109, p. 111. En fait la citation en bulgare ne se trouve pas dans l’original et nous avons choisi l’idée la plus proche. Le texte bulgare est littéralement : « L’organisation des groupes professionnels locaux et des unions industrielles générales engendrera par la suite une administration administrative de la commune et une représenta­tion générale du travail au niveau régional, national et international. » (N.D.T.).

[21] Rocker, op.cit., p. 47.

[22] N. K. Lebedev, K istoriu internatsionale : Etapi mejdunarodnaqo obe­dinenio trudiochtchikhsi (Sur l’histoire de l’internationale : les étapes de l’union internationale ouvrière), p. 47, Moscou, Golos Truda, 1920.

[23] A. Tchekine (Stotski), Utchenie o profesionalnom dvijienie (Enseignement du mouvement professionnel), Moscou, gosizdat, 1926. Nous n’avons pas retrouvé les citations de Pindy, sauf la derniè­re (op. cit. Bruxelles, p. 143 et Genève, p. 109), mais le premier mot n’est pas « gouvernement » mais « groupement » (N.D.T.).

[24] Texte reproduit dans Ni Dieu, ni Maître de Daniel Guérin, éd. Maspero, tome i, le texte est daté par lui de « sans doute de 1868 ».

[25] Bakounine, dans Ni Dieu, ni Maître, I, p. 224-225.

[26] Rabotnik (Travailleur), n°3, XII-1930.

[27] C’est précisément à cette conférence où le délégué espagnol Anselmo Lorenzo présenta pour la première fois l’exposé et l’argumen­tation de l’idée des soviets, que les marxistes placèrent leur résolution sur la nécessité de la fondation du parti politique ouvrier et de sa par­ticipation au parlement pour en être le maître.

[28] Anselmo Lorenzo, El Proletariado militante, Madrid, éd. Alianza, 1974, p. 275-276.

[29] Anselmo Lorenzo, op. cit., p. 276.

[30] Manifeste de la Commune de Paris, 19-iv-1871 (in Charles Rihs, La Commune de Paris, 1871, Sa structure et ses doctrines, Seuil, 1973, p. 164-165).

[31] Bakounine, La Commune de Paris et la notion de l’État. Nous pre­nons le texte dans l’édition très sérieuse de Fernand Rude, eakounine de la guerre à la Commune, Anthropos, 1972, p.411.

[32] Bakounine, op. cit., p. 411.

[33] Orgueyani, Kak i ot kakvo se razvi revoliutsnarno sindicalizm (Comment et grâce à quoi se développe le syndicalisme révolutionnaire).

[34] Voir Kropotkine, Paroles d’un révolté, éd. Flammarion, 1978, p. 111 (La Commune II).

[35] En fait le terrorisme apparaît plus tard dans des groupes diffé­rents (N.D.T.).

[36] Netchaïev fit exécuter un révolutionnaire soupçonné de trahison. Son nom est associé depuis la dénonciation qu’en fit Bakounine, au jésuitisme, à l’absence de scrupules et de respect parmi les révolutionnaires. (N.D.T.)

[37] Le système du bannissement était alors courant en France. Il fut repris plus tard par Lénine, puis d’autres... (N.D.T.).

[38] Anselmo Lorenzo, op. cit. p. 356-357.

[39] Anselmo Lorenzo, op. cit. p. 427-428.

[40] Il s’agissait d’une organisation anarcho-syndicaliste qui lors de la création de la Confédération Générale du Travail, y entra comme par­tie intégrante. Les meilleurs anarcho-syndicalistes français de la fin du XX° siècle militaient dans ces syndicats.

[41] Fernand Pelloutier, anarchiste connu et fondateur du syndicalis­me révolutionnaire en France.

[42] A. Tchekine (Stotski), op. cit. - Texte français dans Pelloutier, Histoire des Bourses du Travail, Paris, Gordon et Breach, 1971, p251-252.

[43] Vassily Khoudoley, anarchiste russe (anti-conseilliste et anti-syndi­caliste) dans Amerikanski Izvestia, 1923.

[44] N. Rogdaev, Le Mouvement anarchiste en Russie, rapport au congrès anarchiste international d’Amsterdam, en 1907.

[45] Bien entendu Rogdaev parle ici de « parti de classe », non pas dans le sens de parti politique, mais d’organisation économique de classe, tout comme dans sa brochure, Les Bases du syndicalisme, en appelant la Confédération Générale du Travail « le parti du travail ». (Nous n’avons pas trouvé ce terme dans cette brochure de 1904 ; par contre dans Articles politiques de Malatesta, éd. 10-18, 1979, on le trouve en 1897, p. 90-95 et 259, N.D.T.).

[46] N. Rogdaev, op. cit. p. 36-38.

[47] Le mouvement anarchiste en Russie du temps de Bakounine avait été détruit et définitivement anéanti vers 1880. Il réapparaît vers 1901-1902.

[48] M. Raevski, Tri mnenio varkhu sindikalizma (Trois opinions sur le syndicalisme).

[49] Groupes individualistes décrits par Paul Avrich, Les Anarchistes russes, Maspero, 1979, p, 59 et sq. (N.D.T.).

[50] M. Raevski, op. cit.

[51] Novomirski, Kolektivizom i komunizam, izdanie Svobodna komu­na, 1919, p. 17. [Voir la création du premier soviet dans La Révolution Inconnue de Voline.]

[52] P.A. Kropotkin i ego utchenie, Chicago, 1931, p. 188 (trad. directe du russe, N.D.T).

[53] Voir le chapitre n° 3 (N.D.T.).

[54] Op. cit. p. 189.

[55] M. Mratchine, Rezultotite dans Rabotnitchesko Missal, n° 73, 1923.

[56] En français en partie dans A. Skirda, Les Anarchistes dans la réovolution russe (N.D.T).

[57] Ce document, collectif et non de Voline, dont l’original russe a « disparu » à cause du léninisme n’existe plus qu’en traduction bulgare - 39 p. - (un exemplaire à l’institut social d’Amsterdam). Nous en avons donné une traduction en espagnol, Espoir, de Toulouse, 8-IX-74. Texte intégral dans Nestor Makhno, cosaque de l’anarchie d’A Skirda (N.D.T.).

[58] Rocker, op. cit. p. 28. (18) Trad. bulgare, p. 20-21.

[59] Trad. bulgare, p. 20-21.


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