Actualité de l’Anarcho-syndicalisme

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NE NOUS VOILONS PAS LA FACE

Où il sera question de mon séjour à l’École Laïque et des enseignements que j’en ai tirés.

mercredi 26 mai 2004

C’est dans un petit village de France que je passai de l’autre côté du tableau noir. J’étais devenu instituteur, et je me demandais si j’allais suivre le chemin tracé par mes maîtres ; ils m’avaient appris à lire, écrire, compter et bien d’autres choses qui m’ont été très utiles par la suite, mais pour ce qui est de la Morale et de l’Histoire, mes parents avaient dû revoir la copie, fort heureusement.

Je me souviens d’avoir été choqué dans mes convictions (à cet âge là on a les convictions de ses parents) par des leçons de Morale qui stigmatisaient les voleurs d’œufs et jamais ceux qui s’enrichissent en spoliant les ouvriers du fruit de leur travail, de leur temps, de leur santé, de leur vie. Et que dire des livres d’Histoire, recueils de fables édifiantes qui nous parlaient de Jésus Christ sans émettre la moindre réserve sur sa réalité historique ? Une Histoire où l’on s’apitoyait sur le sort des martyrs chrétiens, jamais sur celui des martyrs de la Commune, où l’on nous donnait en exemple les preux chevaliers du Moyen-âge, ces descendants de racketteurs [1], assez lâches pour massacrer de pauvres paysans sans défense, traîtres toujours prêts à renier les serments de fidélité prêtés à leur suzerain en s’alliant à un autre seigneur pour quelques pièces d’or. Et si on nous parlait du méchant roi Louis XI, c’était pour mieux encenser Saint Louis ou le « bon roi Henri IV ».

Quand on a l’âge d’avoir Zorro ou Robin des bois pour héros, on se laisse facilement prendre par toute cette imagerie d’Épinal et je me suis souvent surpris à m’enthousiasmer pour les héros de mes livres d’histoires lorsqu’ils mettaient la pâtée aux Italiens, aux Anglais ou aux Prussiens. Mais le jour où ils eurent la mauvaise idée d’aller guerroyer en Espagne, la terre de mes ancêtres, le doute m’envahit et je pris clairement conscience qu’on essayait de me manipuler, de me faire prendre parti pour des causes et des intérêts qui étaient contraires à ceux de ma classe sociale.

Qu’allai-je enseigner à mes élèves, la Morale et l’Histoire officielles, ou bien ce qui me semblait juste et vrai au risque de choquer bon nombre de parents ? J’en étais là dans mes incertitudes lorsque je tombai sur la « Lettre aux instituteurs » que Jules Ferry avait envoyée le 17 novembre 1883 :

«  Il (le législateur) ne vous demande rien qu’on ne puisse demander à un homme de cœur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le cœur s’ouvre, où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends de cette bonne et antique morale que nous avons reçu de nos pères. (…) Si, parfois, vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pouvez vous tenir : Avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce que vous allez dire… .

Je me demandai effectivement ce que mes parents avaient pu penser de ce qu’on m’enseignait à l’école, et si mes instituteurs s’étaient posé la question. Je dois préciser, à la décharge de ces derniers, que mes parents n’étaient pas à proprement parler des honnêtes gens : c’étaient des anarcho-syndicalistes espagnols, rentrés en France en 1939, armés d’une conscience de classe en titane, inoxydable. Pourtant, je ne me souviens pas qu’ils se soient formalisés outre mesure, habitués qu’ils étaient à être qualifiés de doux rêveurs ou même de dangereux ennemis de la société. Personnellement, je ne m’y étais pas encore fait, ce qui explique peut-être que je ne me sois jamais bien intégré dans cette école, même si par ailleurs mes résultats scolaires étaient tout à fait honorables. La voilà bien, l’École Laïque de Jules Ferry : une école au service du capitalisme. Précisons que la grande innovation apportée par Jules Ferry alors qu’il était ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts c’est d’avoir remplacé l’instruction religieuse par l’enseignement de la Morale, de la Géographie et de l’Histoire, enseignements qui pourraient se résumer en une seule phrase : la France est le plus beau pays du monde ; il faut savoir faire le sacrifice de sa vie pour la défendre. Si Ferry a bouté l’Église hors de l’école c’est qu’elle retardait d’un siècle, qu’elle en était restée à l’ère de la royauté et que sa morale ne répondait pas aux besoins du capitalisme du XIXéme siècle.

Si aujourd’hui, à l’heure de l’Europe, la Morale, l’Histoire et la Géographie ne sont plus enseignées de la même façon c’est que les besoins du capitalisme ont évolué et que l’école doit s’y adapter ; on en trouve la preuve flagrante dans les instructions officielles. Alors que pendant la période qui a suivi mai 68 la consigne était de motiver les élèves, leur donner envie d’apprendre et les rendre autonomes, aujourd’hui où tout doit être subordonné aux besoins de la machine, le mot clé des instructions officielles est efficience. Pour mieux s’en convaincre il suffit de lire François Louis, chef de la mission d’évaluation de la Direction de la prospective et du développement (DPD) au ministère de l’Éducation nationale :

«  Le caractère inévitablement contraint des ressources publiques qu’une société donnée peut consacrer à la dépense d’éducation incite - en principe - fortement à des efforts de rationalisation et d’analyse fine des coûts des prestations assurées et des « produits » d’un système éducatif ». Ou encore dans L’État et l’École, n°7, Division de l’évaluation et de la prospective, octobre 1997 : «  Les données disponibles permettent cependant de conclure que le système éducatif français fait preuve, non seulement d’une bonne « efficience » relative (en offrant des prestations importantes pour une dépense modérée), mais également d’un bon « rendement » … Tout au long de la querelle du foulard on a pu entendre toutes sortes de bêlements à propos des dangers qui menaceraient l’école laïque et sur sa nécessaire neutralité, jusqu’à ceux de Régis Debré qui voudrait en faire un sanctuaire. Quant à Jean Luc Mélenchon, il a quand même avoué sur l’antenne de France Inter que « la laïcité n’est pas la neutralité  » et que «  l’école laïque se devait de défendre les valeurs de la République », omettant toutefois de préciser que nous étions sous le régime du capitalisme, et que celui-ci entendait soumettre l’école à ses intérêts. Ces défenseurs de l’école laïque, nous aimerions les savoir plus intransigeants face à l’intrusion des entreprises dans les universités où elles interviennent pour y faire adapter l’enseignement à leurs besoins, où dans les écoles primaires où elles font la promotion de leurs produits par l’intermédiaire de « valises pédagogiques » qu’elles donnent gratuitement.

Ne nous voilons pas la face, l’école défend les intérêts de la société qui la nourrit et il ne peut pas en être autrement. Derrière, ou en amont, de tout projet pédagogique il y a nécessairement un projet politique ; on n’enseigne pas de la même façon selon que la société qu’on a en perspective est, disons pour faire simple, une société hiérarchisée ou non : l’enseignant n’est pas porté par la même éthique et les rapports qu’il essaie d’établir avec les élèves d’une part et entre les élèves d’autre part, le rapport au savoir et la façon de l’acquérir ne sont pas les mêmes dans un cas comme dans l’autre. Sans aller plus loin dans cette réflexion, nous pouvons affirmer que l’acte d’enseigner a une portée politique [2]. C’est pourquoi le capitalisme et son acolyte l’État comptent bien garder le contrôle de l’école.

Le capitalisme n’a pas d’idéologie propre ; il a pour seul moteur, le profit et pour seul moyen, notre exploitation. Pour arriver à ses fins, il fait feu de tout bois et tout ce qui a pour but de nous faire oublier ou accepter notre asservissement est bon à prendre. Si le patriotisme ne fonctionne plus, qu’à cela ne tienne il se servira de tout ce qui peut servir à notre aliénation : le sport, la télé… et pourquoi pas la religion (les églises se sont, le plus souvent, rangées du côté du pouvoir). Il n’y a qu’à voir nos hommes d’État caresser les églises (chrétiennes, juives, musulmanes, bouddhistes...) dans le sens du poil, allant jusqu’à assister, ès-qualité, à des cérémonies religieuses alors qu’ils sont censés être les gardiens d’un État laïque.

Mais alors, pourquoi cette affaire de foulard les chiffonne-t-elle tant ? Seraient-ils soudainement inquiets sur le sort de la Femme Musulmane ? Détrompez-vous, leurs motivations sont les mêmes que celles de Jules Ferry. Derrière le foulard, la kipa ou autres attributs religieux se profile la montée en puissance des « intégrismes » religieux qui voudraient nous faire revenir plusieurs siècles en arrière [3]. Et ce n’est pas pour lutter contre l’obscurantisme qu’ils veulent interdire le foulard ou la kipa : l’obscurantisme, ils seraient plutôt pour quand il sert leurs intérêts (voir tout ce qu’on essaie de nous faire avaler sur les bienfaits de la science [4] et des technologies modernes, génie génétique entre autres, alors que la seule chose dont nous sommes vraiment sûrs c’ est qu’elles procurent de juteux bénéfices à ceux qui les exploitent) . Mais l’obscurantisme des « intégristes » ne répond plus aux besoins du capitalisme tout comme la doctrine de l’église catholique était devenue anachronique au XIXéme siècle. Quant au foulard, nous ne sommes pas pour son interdiction parce que c’est contraire à notre éthique - on ne combat pas des idées à coups d’interdictions ou avec des fusils, on combat des idées avec d’autres idées - et que c’est inefficace [5]. Si nous étions convaincus du contraire, c’est l’interdiction des églises que nous demanderions, de toutes les églises car leur seul objectif est de manipuler nos consciences afin de mieux nous faire accepter notre asservissement.

Raoul Dupré - Syndicat Interco de l’Isère


[1] À l’origine de nombreuses lignées, on trouve des bandes armées qui pillaient les villages qui refusaient de payer tribut pour se mettre sous leur protection.

[2] Célestin Freinet, tout comme ses prédécesseurs (Paul Robin, Sébastien Faure, Francisco Ferrer), avait pour intention de donner aux enfants du peuple les outils de leur émancipation. Malheureusement, aujourd’hui, beaucoup d’enseignants utilisent ses méthodes comme une simple technique, coupée de ses objectifs politiques.

[3] Si on connaît les dangers des intégrismes, on a du mal à en évaluer l’influence réelle en France. On peut se demander si la classe politique n’essaie pas de nous focaliser sur ce problème du foulard pour nous faire oublier que l’aggravation de l’exclusion économique qui touche particulièrement les jeunes issus de l’immigration, exclusion qui est le résultat direct de leurs choix politiques ,est la cause première de la montée du communautarisme.

[4] Comment expliquer, par exemple, que le nombre de cancers augmente malgré tous les progrès de la médecine sinon par le fait que la pollution engendrée par l’industrie va plus vite que les avancées de la science ?

[5] Alors que, jusqu’en 1993, plusieurs collèges avaient réussi à résoudre la question par le dialogue et la discussion, le problème du foulard n’a fait que s’amplifier depuis qu’il a été exposé sur la place publique en termes d’interdiction.


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